1 - Nice
Je sirote mon café en parcourant pour la énième fois le programme de la croisière. Appareillage ce matin de Nice, escales à Cannes et Saint-Tropez pour se pavaner et claquer quelques dizaines de milliers d’euros, puis mouillage à Porquerolles avant la fin du voyage à La Ciotat pour un arrêt maintenance aux chantiers navals.
Du standard, chiant à souhait et sans aucun intérêt. Je soupire, ferme le pc. Pourtant, j’aime la mer, je pourrais y passer mon existence toute entière. Mais quand j’ai commencé mon activité dans le domaine maritime, faire des ronds dans l’eau sur des unités de luxe pour divertir des nantis ne figurait pas dans mon plan de carrière.
On ne fait pas toujours ce qu’on veut et le destin a vite piétiné mes rêves de gosse. Certains de mes choix ont bien aidé aussi. J’assume, même si ça me pèse de plus en plus.
***
« C’est un fameux trois-mâts, fin comme un oiseau, hissez haut… »
Loupé, mon cher Hugues, rien à voir !
Amarré le long du quai, le Serenity, un palace flottant de 65 mètres de long, se dresse devant mes yeux. Trois ponts, bois précieux à profusion, héliport, jet-ski dans la soute, jacuzzi et deux moteurs de deux mille bourrins qui sirotent près de six cents litres de carburant à l’heure. Loin, très loin de ma vision de la mer, mais idéal pour remplir son compte en banque. Capitaine de ce genre de joujou rémunère grassement, voilà le seul point positif de ce job.
Perché dans le poste de pilotage, je vérifie les derniers détails techniques pendant que l’équipage avitaille le bateau et prépare l’arrivée des richissimes locataires. Nouvel équipage, d’ailleurs, je n’ai jamais voyagé avec celui-là. Parmi les membres, une belle brune dont le sourire, le regard insistant et la poignée de main caressante me donnent un indice sur le champ des possibles. Très tentant, mais sans moi. Déjà, ce n’est pas professionnel, et rien de pire qu’une aventure dans ces conditions. 65 mètres, c’est grand, mais pas assez pour échapper à une conquête potentiellement névrosée.
Je me contenterai de mes liaisons habituelles, une femme dans chaque port, comme le veut la tradition. Facile de se distraire en galante compagnie en tant que capitaine d’un yacht de luxe, du moins si on n’espère pas du premium. Quand votre partenaire quémande une croisière à l’œil alors que vous n’avez même pas encore enlevé la capote, on se doute bien qu’elle n’escompte pas devenir l’amour de votre vie.
Peu importe, voilà un bail que je ne m’inquiète plus pour ça. Une femme a partagé mon existence, fut un temps, mais lassée par mes absences à répétitions, elle a rapidement mis les voiles. Les voiles… je m’enfonce dans le fauteuil en cuir, ferme les paupières.
Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour me perdre au milieu de l’océan et filer à quelques nœuds vers une destination que seul le vent connaît. Je peste en silence d’avoir vendu mon petit voilier, des années auparavant. Pas le temps de l’utiliser, puis ça me faisait mal au cœur de le voir décrépir dans un port. Je l’ai cédé à un vrai passionné, ça se lisait dans son regard lorsqu’il me parlait de ses projets de voyage, le jour où je lui ai remis les clés.
J’avais ce regard, à une époque…
***
Je marche le long du quai pour vérifier les extérieurs du bateau ; une trace sur la coque et mon connard d’armateur me harcèlera. Je jure qu’un jour, je l’attacherai dans la cale d’un de ses navires et le coulerai au large.
Arrivé à la proue, un voilier, quelques dizaines de mètres plus loin, attire mon attention. À vue de nez, il mesure bien cent soixante pieds de moins que le colosse derrière lui. Par curiosité, je m’approche. C’est un ketch, idéal pour les voyages au long cours dans un confort plus qu’appréciable. Je le connais pour avoir eu l’occasion de bourlinguer sur un modèle similaire, il y a très longtemps. Je me revois à la barre, jouant avec la voilure pour capter la moindre rafale.
Des jurons me tirent de ma rêverie, une femme surgit de la cale moteur en bougonnant. Elle s’essuie le front du dos de la main, laisse une trace de cambouis sur sa peau.
— Un souci ? demandé-je.
— Plus quand j’aurai troué la coque de ce rafiot et qu’il reposera au fond de l’eau ! grogne-t-elle, les poings sur les hanches, en toisant le problème d’un œil mauvais.
— Avant de sortir la perceuse, expliquez-moi.
Elle relève la tête, quelques mèches de cheveux volettent devant son visage.
— Vous êtes mécano ?
— J’ai de bonnes notions.
— Hier soir, pas moyen de démarrer pour rentrer au port.
— Comment vous avez accosté ?
— À la voile.
— Seule ?
Elle opine du chef. Réussir cette manœuvre n’est clairement pas donné à tout le monde. Son exploit pique ma curiosité.
— Belle performance.
— Ouais… je m’en serais bien passée !
— Moteur Perkins ?
— Comment vous le savez ?
— Je connais ce type de voilier, précisé-je en m’accoudant au balcon arrière. Quand vous mettez le contact, silence radio ?
— Effectivement.
Elle m’avise d’un regard suspicieux, sûrement étonnée de voir débarquer de nulle part un parfait inconnu tiré à quatre épingles qui lui donne un cours de mécanique.
— Je me présente, Philippe, mais vous pouvez m’appeler Phil, annoncé-je en tendant la main.
Je m’efforce de la rassurer avec un large sourire. Après une poignée de secondes, elle me rejoint, étire deux doigts à peu près propres.
— Julia, enchantée.
— Alors, Julia, dites-moi tout.
— Plus de jus du tout quand je mets le contact.
— Batterie ?
— Changée avant de partir. Avant ce problème, le moteur démarrait au quart de tour.
— Vous voulez que je jette un œil ?
— Je ne donne pas cher de votre tenue immaculée si vous foutez les mains là-dedans, prévient-elle en esquissant un sourire après m’avoir scanné.
— Qui a dit que j’allais toucher ?
— Un peu présomptueux d’envisager trouver une panne juste en regardant, non ?
— Je pourrais vous surprendre.
— Eh bien surprenez-moi, Phil, souffle-t-elle en s’asseyant sur le pont. Moi, j’en ai ma claque !
Julia attrape un chiffon, se nettoie les mains pendant que je monte à bord. Je n’étais plus habitué à ce qu’un navire bouge lorsque je grimpe dessus ; au moins, je n’ai pas l’impression de me trouver sur une coque sans vie.
Déformation professionnelle oblige, j’inspecte les lieux. Cabine soigneusement rangée, pas d’odeur de renfermé, accastillage de bonne qualité et moteur propre. Si on met de côté la panne, tout paraît en parfait état.
— Il est nickel, ce bateau.
— Oui, j’ai fait une super affaire en le rachetant à un couple de retraités pointilleux.
— Ça fait combien de temps que vous l’avez ?
— Tout juste une semaine ! Je viens de Gênes où je l’ai récupéré.
— Et votre port d’attache ?
— Je n’en ai pas.
J’arque un sourcil.
— C’est si incroyable ? ricane-t-elle face à mon étonnement.
— En général, tous les bateaux en ont un.
— Pas lui !
— Si ce n’est pas indiscret, quelle est votre destination ?
— Par là, répond-elle en indiquant l’ouest d’un geste ample du bras. Pour le reste, je laisse le vent décider.
Julia pivote son regard dans la même direction, le sourire aux lèvres. Aller où la brise m’emmènera… son discours me rappelle le mien, bien des années auparavant.
Face à mon silence, elle tourne la tête vers moi.
— Vous me prenez pour une folle ?
— Pas du tout, au contraire.
— Vous naviguez ?
— Plus ou moins, dis-je après avoir soupiré.
— Plus ou moins ?
Dans l’absolu, je navigue, mais mener un navire de 65 mètres est aussi excitant que jouer à la Playstation. Fauteuil moelleux, quelques joysticks, plein d’écrans, le tout à l’abri dans une cabine climatisée tout confort, je n’assimile pas ça à de la navigation dans le sens noble du terme.
Difficile d’expliquer ça…
— Capitaine, les Breatwood arrivent, m’interpelle un membre d’équipage.
— Merci, préparez l'appareillage.
Les yeux écarquillés, Julia me dévisage. D’un signe du menton, je lui indique le Serenity ; elle l’avise, pousse un long sifflement.
— Beau bébé, lance-t-elle alors que je saute à quai. Je me suis toujours demandé quel effet ça faisait de piloter un engin pareil.
— C’est… marmonné-je en peinant à trouver le mot adéquat, histoire de sauver un peu les apparences.
— Chiant ? propose-t-elle avec un petit sourire moqueur.
— Les manœuvres d’accostage et d’appareillage sont ludiques.
— Au moins ça ! Eh bien je vous souhaite bon vent, capitaine Phil !
— À vous aussi, Julia. Concernant votre problème, jetez un œil aux charbons de l’alternateur, ils sont peut-être usés. Ça expliquerait que la batterie ne se recharge pas.
— Je vais regarder, merci pour le tuyau.
— Euh, Julia ?
— Oui ?
— Je laisse toujours une VHF allumée sur le canal 28, donc en cas de besoin, n’hésitez pas.
Son sourire s’élargit, elle me remercie d’un signe de tête.
Sur la poupe s’affiche le nom du bateau, écrit en lettrage bleu ciel : L’aube.
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