2 - Cannes
Le clignotement des feux rouge et vert à l’entrée du port m’hypnotise. Affalé dans la cabine de pilotage, je savoure un instant de calme après une journée de piaillements incessants. Mes clients ressemblent à s’y méprendre au stéréotype parfait des super riches : prétentieux, arrogants et tout juste bon à aller pisser seuls. Sans compter la tête à claques qui a insisté pour me donner un cours de navigation du haut de ses vingt balais. Je me suis bien marré quand démarrer un jet-ski lui a pris des plombes, cet après-midi. Ce monde d’apparence me fatigue. Je ferme les yeux, respire un grand coup. Ça ira mieux après une nuit de sommeil.
Sur le point d’aller me coucher, la VHF grésille.
— Ô Capitaine, mon Capitaine, notre effroyable voyage est terminé, retentit une voix chantante.
Je souris, attrape le micro.
— Le vaisseau a franchi tous les caps, la récompense recherchée est gagnée.
— Joli, tout le monde ne connaît pas Walt Whitman !
— Mais je ne suis pas tout le monde ! Bonsoir, Julia.
— Bonsoir, Phil. Un grand merci pour votre conseil, c’était bien les charbons.
— Super ! Du coup, vous avez repris la mer ?
— Oui, je mouille au large de Fréjus, la brise d’est m’a bien aidée. Et vous ?
— Port de Cannes, dis-je avec une pointe de déception.
— Les Breatwood sont sympas ?
— Hum… comment dire… j’ai assisté à un débat pour ou contre porter une paire de Louboutin avec une tenue sportswear. J’ai fui quand les voix devenaient trop aiguës.
— Oh misère…
— Misère est le mot juste, en effet. Sinon, parlez-moi un peu de vous, Julia. Qu’est-ce qui vous a poussée à partir à l’aventure ?
— Je vous explique uniquement si on se tutoie.
— Vendu !
— En résumé, j’ai quitté mon mari, mon boulot et rassemblé toutes mes économies pour m’acheter un bateau et entamer ce voyage.
— On ne dirait pas que c’est la première fois que tu navigues.
— Parce que ce n’est pas le cas. Mon père possédait un voilier et j’ai passé des années à voguer avec lui pendant mes vacances. C’était un vrai passionné, il m’a tout appris. Il voulait parcourir mers et océans, mais la maladie l’en a empêché. À sa mort, il y a deux ans, je me suis promis qu’un jour, je vivrai son rêve, qui s’avérait être aussi le mien. Quand mon fils a quitté la maison, j’ai annoncé le projet à mon mari en sachant pertinemment qu’il refuserait. On a donc divorcé, ce qui serait de toute façon arrivé tôt ou tard. Sur la fin, notre relation ressemblait plus à de la colocation qu’à une vie de couple. J’ai vendu l’épicerie que je tenais et voilà.
— Sacrée histoire.
— Et la tienne ?
Je soupire. Cette femme a eu le cran de tout plaquer pour réaliser son rêve pendant que moi, je l’ai mis de côté pour privilégier mon petit confort.
— Phil ?
— Oui, je suis là.
— Un souci ?
— Non, je réfléchissais juste à comment tourner mon parcours pour ne pas paraître con.
— Je ne suis pas habituée à juger les gens.
— Disons que mes aspirations n’étaient pas très éloignées des tiennes, mais j’ai fait d’autres choix.
— Il n’est jamais trop tard, j’en suis la preuve vivante.
Que répondre à ça ? Elle a raison, mais je suis tellement embourbé dans ma routine que je ne sais même pas par où commencer.
— Bien, Phil, tu m’excuseras, cette journée m’a épuisée et j’ai besoin de dormir.
— Pas de problèmes. Bonne nuit, Julia.
— Bonne nuit, Phil, ça m’a fait plaisir de discuter. À bientôt, peut-être.
— Je l’espère.
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