Une est la serpente

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…une est la Serpente qui se coule dans l’eau lourde, ma prison de sel, mes larmes perdues, jaillissant de mes paupières qui ne clignent pas, n’ont jamais cligné, dans cette cuve, cette saumure épaisse et chaude comme un œuf en cristal, elle s’enroule, me couve, ses écailles qui n’en sont pas, sa peau contre ma peau, ma chair sans chair et sans os qui se défont et se refond parmi les bulles qui montent et descendent, les bulles et la chair qui éclatent dans sa ronde furieuse, sa queue dans sa gueule pleine de crocs et de sang, celui des gorgones, ces coraux aux cornes de diables, qui ont arraché ma vie à la glaise des ténèbres, à ces étoiles d’abysse qui dansent, embourbées elles aussi, au dehors du verre, à travers les algues, les filaments des méduses et les pierres tombales, avec les alambics sur les comptoirs, les flacons pleins les étagères, les poudres en boîtes noires sur lesquelles ces astres en constellation de robe versent l’eau vive pour ceux qui rentrent par la porte, glissant sur le sol comme des ombres pâles, et oblongues ces pupilles qui me regardent et que je regarde, elles me voient, je suis là, je suis curieuse, étrange expérience, elles frappent la surface du verre, murmures et ondes et remous, ses pupilles dans les miennes, verticales contre l’horizon devenu flou, qui dissèquent à l’avance, la bouche comme une plaie béante, les dents à travers la pulpe rose, la langue qui pointe, goûte l’air que je n’ai jamais respiré, qui me goûte cette chair que je dévore, mes yeux qui la dévorent et qui cherchent l’air qui ne m’a jamais manqué, ces globes fragiles ascendants et descendants de bas en haut et de haut en bas, des balles en ballet, la danse des bures, cette pellicule comme une poche dans lesquelles s’escamotent leurs mains grêles et tachetées de bistre et qui s’en vont dans un vent d’ozone, la pluie ruisselant de soleil à cette porte en rideaux qui claquent derrière elles, elles qui ne marchent pas mais volent et coupent, par leurs yeux, leurs mains qui œuvrent en grand, qui se dressent vers moi et ce soleil qu’un lion vair dévore disent-elle, je les entends, près des plateaux brillants, des tripes ouvertes, nacrées, tranchées nettes, elles commandent et mangent et je goûte moi aussi le poison du poisson globe, ce monde embryon dans les eaux qu’on perd et qui ont l’amertume du vitriol, cette vie à rebours, ma faim dans ma fin qui me dissout et mon estomac se contracte, je veux parler mais ma bouche n’est pas une bouche et ma langue n’est pas la leur, elle leur fait peur à les goûter à travers le verre d’eau, l’air et le feu des bougies, la nuit des promesses de l’amour entre les baguettes dans le riz et la fumée de l’encens, les tasses de thé pour les fantômes, les offrandes qu’elles m’apportent et m’arrachent, la froidure de la glace pour les cadavres en exposition, leurs branchies exsangues, leurs tripes évidées et jetées, gaspillage !, je hurle et elles hurlent des transes et des psaumes qui m’invoquent, m’arrachent à la quiétude de l’œuf, le temps qui coule mais qui tourne toujours en rond, comme moi ? comme les idées blanches chassant les messes noires, en suspension comme je baigne, comme je cherche à comprendre et à m’échapper de la gangue, tâtant les limites qui s’enroulent autour de moi, les palmes et les griffes et les nageoires dans ce corps qui n’est pas le mien mais sera le leur, car elles trempent leur métal de vie dans l’eau morte, elles forgent l’éclair qu’on a volé à un dieu volage et dont les doigts claquent en bruit aussi sec que je suis humide pour appeler le service, le hors-d’œuvre suivant, et leurs ombres s’enflamment et s’empâlent, se tordent et se conspuent de formules, de malédictions, de vers et de bris de verre, pourboires et de manger, et elles débarrassent les tables, rampent à ses pieds divins, leurs pupilles se consument de l’intérieur car elles ont jadis appris à mélanger le salpêtre et le soufre pour cracher le feu grège et la joie à la naissance de l’homoncule, l’enfant sapide et sentient qui braille ma joie de crever la nuit, tandis que le céleste foudre s’abat sur moi et je rêve de monter, monter, monter ! happer cette poussière de ciel et la condenser pour me faire corps et me consumer à mon tour pour briller, jaillir au grand jour, me répandre en constellations comme ces corps constellés d’écailles, mais je reste suspendue dans mon devenir, les reflets au travers de l’aquarium tremblent et me transpercent, ce ne sont plus les mêmes, ce n’est plus moi, ni elles, c’est autre, moi je mute, oui, transmutation, dit Zeus, elle bouge et je bouge sans bouger, je m’enroule à m’anéantir puis je m’éveille, ma fin au fond du ventre, je veux comprendre, je veux sortir, détruire ce monde qui est le mien pour respirer l’air que je n’ai jamais respiré et goûter avec cette langue qui n’est pas la mienne les pâles âmes en bouillon, les chairs qui défilent sous mes yeux et mes yeux dévorer les flammes qui connaissent la saveur de la lumière car je suis une et…

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