Sur le chemin de l'inauguration

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Sa WBM tout électrique gisait sur le bas-côté, près d'une route défoncée, oubliée par la DDE depuis longtemps ; il pleuvinait. Plus loin, on devinait, plaqué sur un rideau de ciel gris-sale, les contours mal définis d'un ancien parc d'attraction, qui en son temps avait dû faire le bonheur des petits et des grands. Déconfit et contrarié, l'homme donna un grand coup de pied dans la jante rutilante d'une roue. Une douleur brève, fulgurante, et il s'écria en sautillant à cloche-pied :

" Merde merde merde fait chier ! "

Cette manifestation sonore se répercuta et résonna dans l'air comme un écho. Un peu surpris, il ne se trouvait ni dans une grotte ni sur une montagne après tout, il se tut. Puis, il haussa les épaules ; qu'est-ce qu'il en avait à foutre ? Tout ce qui importait à ses yeux, c'était qu'il était perdu au milieu de nulle part à cause d'une voiture flambant neuve qui l'avait soudainement laissée en rade au bord d'un fossé.

La douleur s'estompant, il fulmina entre ses dents :

" Il va m'entendre le concessionnaire ! 500 km d'autonomie, m'avait-il, dit, ouais à d'autres ! Foutu tas d'feraille ! "

Il faillit se laisser emporter encore, mais se ravisa ; les élancements douloureux de son pied s'estompaient à peine. Il consulta sa montre connectée, et là une autre surprise l'attendait ; elle était éteinte. Pris d'une sorte de doute il récupéra son Vphone branché sur le tableau de bord et ne put que constater l'évidence ; l'appareil semblait hors d'usage et il eut beau appuyer sur les boutons afin de tenter de le ressusciter, ce fut peine perdue. Cela l'intrigua ; ne l'avait-il pas chargée avant de partir de chez lui ? Cette fois, la perplexité l'emportait sur sa contrariété. Il manipula son téléphone un moment, soupira puis leva les yeux sur ce qui l'entourait ; le paysage plombé par la grisaille s'imposa de nouveau à lui ainsi que la silhouette sombre des manèges de la fête foraine désaffectée à l'horizon.

Tout en glissant machinalement son Vphone dans sa poche, il s'interrogea, était-il possible qu'il puisse trouver de l'aide là-bas ? De sa position, l'endroit ne paraissait guère accueillant, mais, avait-il le choix ? Il devait absolument appeler l'organisateur de l'exposition. Ainsi, sans plus d'hésitation, et à grands pas, laissa-t-il son véhicule accidenté derrière lui.

Alors qu'il progressait et avant qu'il n'arrive devant l'entrée, la bruine devint brume ; épaisse, compacte, collante ; sa vision s'amenuisait. Plusieurs fois, il se retourna afin de vérifier la présence de son véhicule, jusqu'au moment ou il ne le distingua plus. Paniqué, il s'apprêta à rebrousser chemin, mais une voix inattendue l'interpella :

"Qu'est-ce que vous voulez ?"

L'homme sursauta, pivota. Il était arrivé. Un porche de bois monumental et aux couleurs passées lui faisait face, mais pas uniquement. Sous ce porche se tenait une jeune femme. Belle, apprêtée avec soin – de son maquillage soigné à ses ongles laqués d'arc-en-ciel – sa présence lui apparut tout aussi saugrenue que cet endroit ravitaillé par les corbeaux.

Il faillit s'excuser, pourtant se ravisa. Lui ? Présenter des excuses ? En vertu de quoi ? Il était une victime de ce lieu et il convenait qu'on lui porte assistance ! Sa voix claqua sèche, impérative ; celle-là même qu'il utilisait envers ses subalternes :

"Un téléphone qui marche, rien ne passe ici !"

"C'est une zone blanche."

Le ton était laconique.

"C'est bien ma chance !, marmonna l'homme entre ses dents."

Il demanda encore avec une moue hautaine :

"Et un téléphone fixe ? Vous avez ça ?"

Elle ne répondit pas, se contentant de l'observer avec insistance, de le détailler. Ce regard incisif le mit mal à l'aise, il recula légèrement. Elle se détourna, fit quelques pas, avant de lui lancer :

"Eh bien, suivez-moi."

Il cilla, frémit, hésita encore, puis lui emboita le pas...

L'état de délabrement de cet espace voué au divertissement au départ, lui sauta aux yeux. Notamment, une grande roue rouillée, et qui sous l'assaut d'un vent pourtant léger, oscillait et grinçait dangereusement. L'homme marqua le pas et inspecta plus avant son environnement. Sa sensation de malaise s'accentuait. La voix de la femme le fit sursauter.

"Je n'ai pas que cela à faire !"

Elle le fixait de nouveau, avec ce regard appuyé, évaluateur, qui l'effrayait cette fois ; il resta figé. La femme insistait et désignait justement l'attraction oxydée.

"La cabine téléphonique est juste en dessous."

Il se laissa convaincre et s'avança. Elle était bien là, et sa présence sous ce manège, bien qu'incongru, ne l'interpella pas plus que cela. Il la remercia vaguement et rentra à l'intérieur. L'ancienneté du matériel lui fit douter un peu de son bon fonctionnement. Le poste gris acier semblait cependant fonctionnel. Un vieil annuaire pendu à un clou se balançait légèrement au bout d'une chainette d'apparence solide. Il repéra les fentes destinées à récupérer la monnaie.

"C'est la préhistoire ici !," maugréa-t-il.

Il fouilla ses poches l'une après l'autre sans trouver la moindre piécette. Vida son portefeuille, sortie sa carte bancaire, la rangea.

"Inutile de demander s'il y a un distributeur ici", soupira-t-il.

En désespoir de cause, il sortit de la cabine et lança à la femme :

"Vous n'auriez pas un peu de mon..."

Sa demande mourut sur ses lèvres ; elle n'était plus seule. Cinq ou six personnes l'avait rejointe. Leur vêture singulière et criarde lui fit penser qu'ils devaient être des forains. Mais quelques chose ne collait pas ; leurs mines blafardes, leurs faciès pour certains étranges, presque… inhumain. Par ailleurs, une vague odeur de charogne imprégnait l'air. Ce constat effectué parut libéré toute une palette d'odeurs aussi nauséabondes les unes que les autres. Au-dessus de lui, l'obscurité s'épaississait ; son angoisse s'accentua ; il balbutia :

"Je dois partir."

Il tenta de contourner le groupe, la femme d'un mouvement rapide et fluide passa derrière lui. "Vous venez à peine d'arriver." susurra-t-elle.

Ainsi, d'une poigne étonnante, pour une personne aussi frêle d'apparence, elle le ceintura et le força à marcher vers les autres individus qui la bave aux lèvres se rapprochait en émettant des grognements. Les regards biaiseux le fixaient avec une avidité croissante. Il tenta de résister, des efforts qui furent vains. D'une main, elle le souleva du sol et le jeta au milieu des créatures en s'exclamant :

"Régalez-vous !"

Il hurla, le premier coup de dent lui déchira une joue. Il perdit presque conscience et une pensée singulière lui vint à l'esprit :

"Je vais drôlement être en retard à l'inauguration du musée !"

L'absurdité de cette réflexion le frappa, et, alors qu'il se faisait dévorer vivant, il éclata d'un rire nerveux qui se perdit, progressivement, dans d'immondes gargouillis...

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