Journal - Eté

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 Par la fenêtre, le désert à perte de vue.

 Réveil avec la gueule de bois, Sarah déjà partie, le lit à peine tiède. La piscine est moite, froide. Hunter m’initie au tir, tout un après-midi à exploser des bouteilles sous les palmiers. Il me dit qu’ils ne sont pas natifs, importés pour le tourisme, putain d’économie cancérigène qu’il me dit. À moitié crevés qu’il ajoute, faudrait tous les couper. Aussi, beaucoup de bières : il faut bien les obtenir, ces bouteilles vides.

 Sommeil agité. Des chouettes hululent au loin.

 Sarah me montre des photos d’enfance, petite au bord de piscines blanches et plastiques. Dans les motels de nulle part, ces piscines-là restent familières — l’enfance, elle, est devenue une étrangère.

 Toujours aucune nouvelle de l’argent.

 Le petit-déjeuner ne change pas. Saucisses, œufs, galettes. Il faut se réveiller tôt pour un peu de pastèque. On mangerait mieux à l’armée. Il pleut, et Sarah se recroqueville sous les épais parasols de la piscine. Hunter nous assure que tout sera réglé avant la fin du mois.

 J’évite le bâtiment Est. Sarah dit qu’ils sont locos, là-bas, et elle souffle une mèche qui lui tombe sur l’œil. Le soir on les entend crier pendant leurs parties de poker. Julia qui insulte Anders qui insulte Olive. On commence à parier sur qui flinguera qui.

 Beau temps. Des enfants de passage jouent à la balle. Quelque part dans l’après-midi Olive sort hagarde et les chasse. Elle me demande si ça me pose un problème. Je hausse les épaules, elle m’envoie me faire foutre. Toi et tes grandes pensées ! Elle me traite de connard de perceur de coffres et jette une bouteille dans les buissons. Le verre qui scintille sur la terre sèche.

 La peau de Sarah comme l’écume du bord de mer. Une vague qui vient, et s’en va avant le petit matin.

 On s’impatiente, et avec l’impatience viennent les habituelles discussions, que vas-tu faire de l’argent et autres questions tristes. Je dors tout l’après-midi.

 Lalo appelle tout excité : un grand incendie s’est déclaré dans les vieux quartiers de Chiloé. La maison de Maman brûlera ce soir ou demain. Une bénédiction qu’il dit, l’assurance, tu comprends, l’assurance vaut plus que ce trou à rats, le vent balaiera les cendres ! Je marmonne qu’il a raison et je raccroche. Anders me confronte dans le couloir. On n’avait dit pas de téléphone, non ? sa voix toute nasillarde et qui court sur la peau comme ces petits lézards de sable.

 Sarah me caresse du bout des doigts. Elle dit qu’elle veut tourner un documentaire, son rêve de toujours, un documentaire sur Michiko. Pourquoi Michiko ? Elle regarde pensive le désert, le désert par-dessus mon corps étendu. Ça ne s’explique pas comme ça, c’est là où j’ai grandi, grandir ça ne s’explique pas comme ça.

 Comment c’était, la guerre ? qu’elle me demande. Comment lui expliquer le camp d’entrainement et les longues tranchées du Sud et plus loin encore les montagnes et ces jours dans des caves humides, le corps recroquevillé, la lumière entrevue, les hurlements des chèvres et des prisonniers qu’on égorge.

 Hunter a cinquante-quatre ans. Joyeux anniversaire ! On félicite sa forme physique. Il achète du whisky et on boit tous ensemble au bord de la piscine, nous et les trois locos. Un concours de tirs s’organise sous les palmiers. Il fait noir, le motel qui brille au loin. Je respire fort. J’ai l’impression que l’un d’eux va tous nous tuer. L’argent, bien sûr, l’attente de l’argent. On rigole et rien ne se passe. Trop saouls pour viser, Sarah remporte le concours par défaut.

 Debout avant Sarah. Pour la première fois elle dort et je ne dors pas. De l’ananas au petit-déjeuner, un de ces petits plaisirs qu’on accueille avec le sourire.

 J’ai trop bu hier — et les chouettes sont revenues.

 Des enfants dans la piscine, Olive qui hurle. Elle est si maigre, si blanche, on dirait un drap pendu sur son fil, propre et froissé par le vent. Je lui dis de les laisser tranquilles, ce ne sont que des gosses. Elle me frappe dans le foie. Anders éclate de rire depuis la coursive, nasillard, son rire de fantôme qui se meurt à la surface de la piscine. Ah-ah-ah-aaaaaaah… tandis que je me roule en une boule de chiffons.

 Toujours rien. Le Roi est mort ? Derrière l’immobilité, quelque chose se prépare.

 Un vieux barbu vend des souvenirs. Il tire un chariot et gratte sa barbe d’une main las. Je regarde les terres cuites plus par ennui que par curiosité. Pourquoi ici, en bordure de ce motel miteux ? De sa paume ouverte il balaie l’horizon, les détritus qui roulent et volent sur le désert. Derrière l’une de ces collines il y a sa maison, quelques plaques de tôle et deux fauteuils mités, un four solaire. Je suis un ascète qu’il me dit, je vis de peu.

 On négocie pour un vase, une petite céramique peinte de jaune et de bleu. Je crois qu’il aime ça, négocier. Il me serre la main et emballe le vase dans du papier journal. Ensuite, il me propose de jouer au backgammon. On s’assoit sur des chaises plastiques et on joue lentement, chaque pion soupesé dans la paume. Je ferme quatre portes et je double la mise. Il accepte. Il survit d’un double quatre et je perds à la course. Les parties se ressemblent de malchance. Le vieil homme sauvé par les dés. Je lui demande son nom. Il me répond l’Agneau, c’est sa mère qu’il l’a appelé comme ça, une sainte morte depuis bien longtemps. Il regarde le ciel de ses petits yeux gris.

 Je me réveille avec des yeux de pierre. Sarah manipule le vase délicatement. Elle dit qu’il est très beau et m’embrasse doucement, la salive de ses lèvres sur mes lèvres.

 Elle regarde les feuilles sur la table de chevet, lit à voix haute on dirait un drap pendu sur son fil, propre et froissé par le vent. Je les lui prends des mains et les déchire. J’écris désormais sur le balcon arrière, Sarah qui nage dans la piscine et la pénombre qui obscurcit mes gestes.

 Putain de ta mère ! Va te faire foutre ! Anders et Olive s’insultent sur la coursive de l’aile Est. Lalo complètement shooté au téléphone, l’assurance, l’assurance, il n’a que ce mot à la bouche. L’Agneau annonce son chariot, céramiques et souvenirs ! Une journée de cris.

 Elle me demande pourquoi Sarah ? Pourquoi tu m’appelles Sarah dans tes notes, je pourrais être une Marina ou une Anna. Dans ses yeux la brume du matin. Tu aimes trop le mensonge. Par la fenêtre la piscine qui luit de soleil.

 L’attente du Roi, comme un ensemble de détours qui toujours nous ramènent au motel.

 Hunter m’emmène chasser le vautour. On tourne en rond, la bagnole qui ronronne et les vautours qui rigolent. Il appuie le fusil sur un rocher et on attend le bon moment. Là-bas, au sommet de cette crête qu’il me pointe du doigt. Comment sais-tu que ce sera cet endroit précis ? Il répond qu’il sait, c’est tout, il n’y a rien d’autre à comprendre. Le vautour se pose. Hunter tire et le désert reste identique, seule la carcasse qui roule en bas de la colline, paisible et régulière, tadam, tadam, tadam.

 Aujourd’hui nous jouons aux échecs. L’Agneau dit que mon écossaise est magistrale mais transperce aisément ma sicilienne. Les blancs gagnent à tour de rôle. Finalement, je l’emporte avec une indienne. Il me donne rendez-vous dans deux jours, et je sens dans sa voix que je gagnerais pas.

 Dans le lit, Sarah me demande qui est l’Agneau. Je dis que je ne sais pas, et c’est une réponse honnête, même si je tais des secrets que je devine : derrière les cicatrices, la guerre — derrière l’accent, un pays étranger…

 Petit-déjeuner porridge et saucisses. Les locos se présentent boursouflés : la veille, ils se sont battus sur le parking. Hunter leur rappelle que la discrétion est nécessaire, le Roi ne devrait pas tarder, il faut prendre son mal en patience. Julia suçote un morceau de pastèque froide et lui fait un doigt. Anders s’esclaffe.

 Je vais tous les buter, je prends la route et je les bute tous hurle Julia. Enculés de bikers de merde ! Olive lui caresse les cheveux. Ses mèches blondes sur ses yeux enflés / des queues de comète le long du néant. Bien sûr, Julia ne bougera pas, personne ne peut bouger d’ici : ceux qui partent s’engagent à mourir, Hunter s’en porte garant, il est le Vicomte, celui qui nous surveille du coin de l’œil. Le Roi, lui, arrivera quand il arrivera.

 Les vautours rigolent. Hunter attend le bon moment.

 J’ai volé un couteau dans les cuisines.

 L’Agneau gobe pièce après pièce. C’est un ascète affamé, et mon italienne explose. Je perds billet après billet. Je lui dis qu’il s’est drôlement amélioré depuis l’autre jour. Il me donne une céramique, maigre contrepartie de mes pertes. On boit des sodas sous les palmiers, et Sarah nous rejoint en maillot de bain. Elle s’assoit sur mes genoux et nous toise. Tu veux faire une partie ? Elle s’engage dans un Ponziani, une ouverture que je connais mal, et bat facilement l’Agneau. Le vieillard sourit, dévoile ses gencives pâles et édentées.

 Je m’endors dans les bras de Sarah. Contre sa poitrine, le monde est un long néant de chaleur — et aucun roi n’y gouverne.

 Sarah au téléphone avec son petit-ami. Il s’inquiète, bien sûr qu’il s’inquiète. Elle lui parle d’une terre qui n’existe pas, loin de ce désert, verdoyante, elle lui parle de venaison et de grands fumoirs, de chalets et de ruisseaux, là, tu n’entends pas qu’elle dit, les oiseaux et les ruisseaux, et il n’entend rien.

 L’assureur marche dans la maison brûlée et prend des notes et hoche la tête et Lalo me raconte tout excité la petite tête ronde de l’assureur, ses yeux de taupe et sa cravate bleu pétrole, son carnet jaune, ses mains longues et osseuses, comme des serres qu’il me dit, longues comme des serres.

 Ce matin on a retrouvé le corps d’Olive. Pendue dans sa chambre. Soudain, l’histoire a pris une tournure dramatique. Hunter l’a détachée pendant qu’Anders et Julia chialaient dans un recoin humide et moisi. Elle n’est pas montée là-haut toute seule.

 Hunter la roule dans un drap et l’emporte dans le désert. Personne ne demande où.

 Le Roi a-t-il seulement écoulé les diamants ? Je les ai touché, je les ai jetés dans le sac, ils existent, mais ils semblent des rêves d’un autre monde. Entends-tu les rivières d’or qui coulent au fond de cette vallée ? et je n’entends rien.

 Hunter ne dit rien depuis des jours.

 L’Agneau se met à jouer des anglaises. Ses tactiques sont changeantes. Moi, je m’enfonce un peu plus dans mes écossaises, mes attaques stériles et mes défenses poreuses. J’attaque, et rien ne se produit.

 J’ouvre le tiroir et le couteau est là. Je ferme le tiroir. Je le rouvre. J’ai peur qu’il soit là. J’ai peur qu’il ait disparu. La nuit, Sarah crie dans son sommeil.

 C’était dimanche, je me souviens que c’était dimanche parce que la fille de l’accueil n’était pas là, c’était le jour où elle gardait ses enfants, ses enfants blonds et ronds et qui tapaient dans des pierres, du bout du pied, qui tapaient et qui marchaient tout autour de la piscine sans jamais se baigner, parce que semble-t-il se baigner leur était interdit… c’était dimanche parce qu’on mangeait des saucisses, barbecue, c’était la tradition du dimanche, le patron qui tournait et retournait les saucisses et les fourrait dans des petits pains et nous demandait ketchup ou moutarde. Je ne sais pas si c’est à ce moment-là ou après, quand le patron retournait ses saucisses, moi j’étais au bord de la piscine et je caressais Sarah du bout des doigts et je disais quelque chose plane, je le sens, et au loin on entendait l’Agneau tinter sa cloche et soudain Anders criait et poussait Hunter et disait où est l’argent, où est le Roi, pourquoi t’as buté Olive, et soudain Anders avait une balle entre les deux yeux et le patron avec, sa tête tout contre le grill et ses yeux écarquillés et je ne savais pas si c’était une saucisse ou du sang, si on avait mangé ou non, et je me disais c’est bien que ce soit un dimanche, la fille de l’accueil n’est pas là, ses enfants ne sont pas là, et Sarah me tirait par la main et à travers le désert et les coups retentissaient derrière nous, Julia probablement, Julia qui criait et ne criait plus. J’ai dit pourquoi on courre et Sarah a dit ton pote va nous tuer. Mon pote. Hunter. Rien ne sert de courir si c’est Hunter, il attend juste le bon moment. Puis l’Agneau est apparu. De cela je ne me souviens plus très bien, son ombre, son ombre grouillante sous le soleil jaune du désert, floue comme quelque chose de très lointain, comme mon père qui m’emmenait déjeuner au lac, le restaurant du lac qu’il s’appelait, les tartines de fromage et les diabolos menthe, comme ma mère aussi, même si ma mère c’est plus flou encore, parce qu’elle est morte quand j’étais jeune, mais il est apparu comme ça, l’Agneau, comme un fantôme du passé. Il riait et je ne savais pas si c’était de nous ou de la situation. J’ai demandé à l’Agneau s’il était un envoyé du Roi mais il ne s’est pas arrêté de rire. Je ne sais plus alors si nous courrions ou non, si nous nous rapprochions ou non, de lui, de Hunter, et quand l’Agneau m’a demandé si je voulais faire une partie, si Sarah voulait faire une partie, je lui ai demandé s’il était l’envoyé de la Mort et il a dit que je ne comprenais rien, que cette question prouvait que je n’y comprenais rien, et les balles ont fusé au-dessus de nos têtes mais elles ne nous visaient pas, non, elles poursuivaient leur route bien au-delà de nos corps, dans l’immensité plate du désert, dans son immobile immortalité. Nous nous sommes couché derrière un grand rocher et les pierres étaient oblongues et pointues comme des os. Hunter a crié où sont-ils et l’Agneau a pointé du doigt notre rocher, ou du moins j’ai entendu son bras de vieillard se lever lentement et montrer un point du désert, un point qui était nous ou non, je ne sais pas, seul le frisselis de sa chemise, comme lorsqu’il avançait sa tour sur le dernier rang, derrière mon roi. Alors j’ai compris, qui était le Juge et qui était le Bourreau, qui étaient les Fous et ceux qui dictaient les règles. Sarah a dit que c’était fini et j’ai dit oui, c’est fini, mais tout n’est pas perdu, nous pouvons négocier, et j’ai crié à l’Agneau que nous pouvions encore négocier, car il aimait ça, car il ne pouvait pas refuser mon offre. Hunter était accroupi aux pieds de l’Agneau et pointait le fusil vers nous et je voyais sur sa tête la casquette ensanglantée d’Anders. L’Agneau a demandé ce que j’étais prêt à payer. Il a dit que je craignais le sang et j’ai dit que je ne savais pas, ce qu’il souhait que je sacrifie sur cet autel, sur ce rocher, et il m’a demandé ce que je ressentais et j’ai dit de la tristesse, mais la tristesse se perdra dans la mort, et je ne pouvais sacrifier cette tristesse, pas tout de suite, pas encore. Il a dit qu’il y aurait des jours encore, des bons jours auxquels suivraient des jours terribles. La fin, elle, arriverait quand elle arriverait. J’ai demandé si tout cela était tracé depuis le début et il m’a dit bien sûr, tout est toujours tracé, dans le sable et dans les ombres et dans les ombres sur le sable. Le casse, les diamants ? Les diamants et bien encore avant oui, les chouettes repèrent le rongeur bien avant qu’il n’ait levé les yeux. Les chouettes, oui, leurs ailes silencieuses… Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Pourquoi pas, si tout est écrit, alors, rien ne presse. J’ai regardé Sarah et elle a hoché la tête et j’ai embrassé son front, doucement, sans vraiment la toucher ou à peine, parce que rien ne nous appartenait plus, parce que c’était tracé maintenant, nos pas dans le sable. Tout au plus restaient-ils nos mains, et j’ai pris celle de Sarah dans la mienne, et j’ai attendu, les yeux fermés, voir si ça venait ou si ça ne venait pas, l’odeur du sang.

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