La maison triangulaire.
Fabien était le seul enfant du village de mon âge.
Pendant les vacances, on s'ennuyait terriblement.
Quand sa mère n'était pas chez lui, on allait regarder la télévision.
Parfois, il achetait un film porno avec la carte bleue de sa mère sur les chaînes du câble, mais c'était pas souvent, il voulait pas que sa mère se doute de quelque chose en voyant les factures. C'est probablement chez Fabien que j'ai vu ma première partie de jambes en l'air.
La plupart du temps, on regardait les chaines de sport, ça nous gonflait vite, alors on allait faire du vélo. J'étais nul à vélo. Le vélo de Fabien était tout neuf, il avait des suspensions élastiques et un cadre en carbone. Il franchissait toutes les bosses. Mon vélo était rouillé et raide comme une barre à mine, et il ne se passait pas une journée sans que je rentre chez moi avec une égratignure.
Parfois on se faufilait discrètement chez les grands parents de Fabien et on dévalisait le frigo pendant qu'ils faisaient la sieste. Une fois même, Fabien avait embarqué avec lui le paquet de cigarettes de papy. Des Gauloises sans filtre. J'ai fumé ma première cigarette en cachette dans la sacristie de l'église.
Ma mère avait confisqué mon pistolet à billes, alors Fabien et moi on jouait à la guerre avec des cailloux. Un jour Fabien en a pris un dans l'oeil. Il n'eut droit de sortir de chez lui durant une semaine entière.
Pour éviter ce genre de problèmes, on allait attaquer les gosses des villages voisins, mais ils étaient toujours plus nombreux et ça devenait dangereux. On décida d'arrêter et on se refit chier.
On jouait à la pelote basque pour passer le temps. Quand on avait notre compte, on arrêtait et on embarquait la balle avec nous. On allait chez Madame Sanchez et on tirait sur ses chats et les carreaux. La vieille Sanchez pestait, on rigolaient un bon coup et on rentrait.
Les jours où on s'ennuyait encore plus qu'à l'habitude, on s'adonnait à des jeux bêtes et dangereux.
Les parents de Fabien avaient une ferme. On s'y rendait et on sautait de boules de foin en boules de foin, toujours plus haut, toujours plus loin. Parfois, l'un de nous tombait entre deux boules et restait bloqué, à la limite d'agoniser, juste avant que l'autre lui tende la main et le dégage du piège. J'aimais bien quand on s'aventurait dans les enclos. Les brebis n'étaient pas dangereuses mais le bélier pouvait le devenir. Il suffisait juste de le titiller un peu, alors il nous fonçait dessus et on tentait de le plaquer à tour de rôle. Je failli tomber K.O plus d'une fois.
Des fois le bélier n'était pas d'humeur bagarreuse, des fois le bélier tout ce qu'il voulait, c'était niquer. Il montait sur les brebis mais n'y restait jamais longtemps et essuyait une floppée de refus catégoriques. Nous avec Fabien, on attrapait les brebis et les bloquait pendant que le bélier faisait sa petite affaire. Le but du jeu consistait à tenir la brebis le plus longtemps possible. Certaines, résignées, restaient là et attendaient que ça passe. D'autres se débattaient pour prendre la fuite et passaient un sale quart d'heure.
J'avais un chat qui s'appelait Mollusque.
Quand mes parents n'étaient pas là il qu'il se trouvait dans la maison, on essayait par tous les moyens de lui faire boire de l'alcool.
Je versai du vin dans sa gamelle. Le chat s'en approchait, le reniflait et détalait. Alors on l'attrapait, on le forçait à se pencher vers la gamelle. Rien n'y faisait. Je diluais le vin avec du lait mais toujours la même réaction et le même dégoût.
Un jour on en a eu marre. J'ai attrapé Mollusque et l'ai emmené dans la cabane à jardin.
Fabien tenait un entonnoir dans sa main gauche et une bouteille de vin dans la droite.
J'ai positionné Mollusque dans la brouette à jardinage. Il avait compris, il se débattait. Pendant que je m'efforcais de le tenir en position, Fabien tentait de lui ouvrir la bouche afin d'enfoncer l'entonnoir. C'était horrible, le chat se débattait et ses griffes me lacéraient les avants bras. Fabien a fini par réussir à positionner l'entonnoir et a versé le vin. Au goût du vin dans la gorge le chat a redoublé de force et s'est débattu plus vivement encore. Le reste de la bouteille lui a éclaboussé la gueule, j'ai fini par le lâcher par pitié et épuisement et il s'est enfui.
Je suis sorti de la cabane les bras ensanglantés.
Le soir même, Mollusque rasait les murs. Ma mère a demandé pourquoi ce chat puait la vinasse. J'ai répondu que j'en savais rien.
Un beau jour Mollusque a disparu. Ce fut la fin de notre expérimentation sur l'alcoolisme.
Il y avait une maison à l'architecture moderne au centre du village. Nous on l'appelait la maison triangulaire.
Le gars qui y vivait était un célibataire endurci d'une cinquantaine d'années environ. On l'appelait la taupe. Non pas parce qu'il était une sorte d'agent infiltré membre de la C.I.A mais parce qu'il portait des lunettes triple foyer et qu'il n'y voyais rien, tout simplement.
Cette maison nous fascinait, on s'y rendait au moins une fois par jour.
La taupe partait tous les jours de la semaine au travail. De huit heures du matin à seize heures de l'après midi, la maison était vide. On l'avait bien noté.
Un jour alors qu'on cherchait un moyen de pénétrer dans la maison, j'ai fait le tour et suis descendu inspecter la porte du garage en contrebas sur un flanc de pente. Il n'y avait rien à signaler. J'ai pissé dans un recoin feuillu et découvert derrière un amat de branche une lucarne restée ouverte. Elle donnait sur le garage. J'étais Colomb et je venais de découvrir l'Amérique.
Après ça on s'est rendu à la maison triangulaire presque tous les jours.
L'intérieur était spacieux et la télévision du salon était immense, on la regardait souvent. En haut, il y avait un bureau et des monticules de papier dans toute la pièce, la taupe était du genre bordélique. Il y avait aussi une espèce d'imprimante ou que sais-je qui avait l'air de fabriquer les faux billets qui s'étalaient partout autour. Fabien était persuadé que la taupe était un genre de gangster, que ses lunettes et son air pommé lui servait de couverture, et notre imagination allait bon train.
Dans les toilettes, il y avait des revues porno. On se contentait de les feuilleter et prenait garde de les remettre à la page où la taupe avait interrompu sa lecture. Il y avait aussi des revues porno dans l'armoire de la chambre, elle étaient moins récentes et la plupart des femmes arboraient des chattes buissoneuses ou se faisaient labourer par des moustachus gras du bide mais on s'en fichait, celles là on les embarquaient parfois pour la soirée et les reposaient le lendemain.
Pour le reste, on laissait toujours tous les objets comme on les avaient trouvés.
Un jour où il pleuvait beaucoup, on est restés dans la maison des heures durant. Je commençais à trouver le temps long.
Fabien regardait la télévision. Moi j'explorai la maison.
Je suis tombé sur un puzzle dans l'armoire du bureau. Il était à peine commencé et le trois quart des pièces se trouvaient dans la boîte à chaussures juste à côté.
J'ai pris le tout avec moi et l'ai étalé sur le plancher.
Ce bout de puzzle tel qu'il se présentait à moi ne représentait pas grand chose, on pouvait apercevoir des sabots d'animal mais impossible de savoir à quelle espèce ils appartenaient.
Je décidais de le savoir et me lançais.
C'était du haut niveau et j'avançais petit à petit. Je pouvais maintenant apercevoir un beau cheval noir trônant sur l'herbe verte d'une vallée bosselée, les jambes de son cavalier commençaient à faire apparition. J'étais totalement concentré et arrivait à la fin, le puzzle représentait un guerrier des dynasties Chinoises de l'ancien temps chevauchant un bel animal fier et robuste. Il ne restait que quelques pièces. J'étais sur le point de les positionner quand tout à coup un bruit de moteur s'est fait entendre.
Fabien en bas a crié.
"Y'a quelqu'un! On se barre!"
J'ai jeté un oeil à ma montre, la taupe avait fini le travail plus tôt ce jour là.
J'ai tout laissé en plan et j'ai détalé dans les escaliers.
On devait passer par le garage mais la taupe était en train de s'y garer. On s'est cachés dans le placard à balais, on a entendu qu'il monte, il est parti dans la cuisine et on en a profité pour foncer au sous sol vers le garage en claquant la porte. On a franchi la lucarne dans la panique générale et on a couru jusque derrière les sapinettes du voisin pour se mettre à l'abri.
On a attendu dix bonnes minutes.
De là où on était, on pouvait approximativement apercevoir la pièce du bureau au premier étage de par sa porte fenêtre.
La lumière a fini par s'allumer. La taupe s'est présentée à la porte fenêtre et a jeté un regard suspect au dehors avant de s'effacer. On a poussé un bon ouf de soulagement, la tension était retombée.
"Tu crois qu'il a vu mon puzzle?"
"Bah! Il a rien vu du tout. C'est la taupe."
Après ça on s'est dit à demain et on est rentrés chez nous. Ce soir là le ciel était étoilé et j'avais rien à penser. Je me suis endormi en le contemplent par le velux de la chambre.
On a plus jamais remis les pieds dans la maison triangulaire.
Ça aussi s'en était fini.
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