Que veux-tu que je fasse ?
J’ai d’abord entendu mon père hurler comme s’il s’était fait rentrer dedans. Sa voiture vous comprenez, c’est son bébé. C’est le fruit d’un travail acharné les beaux week-ends de printemps, les changements de pièces fastidieux et les montages de pneus. Puis j’ai écouté ma mère le calmer en prenant ma défense « ce n’est pas sa faute ! ». À l’autre bout du téléphone, moi, je pleurais. Mon chien aussi d’ailleurs. Lui qui voulait tant aller promener il fallait que ce soir-là, je tombe sur ça. Il tirait sur sa laisse, me suppliant de continuer la balade. Mais je ne pouvais pas. J’étais immobile, sur le bord de la route, face à cet être si petit et si froid qui faisait tous les efforts du monde pour respirer. Il ouvrait et refermait grand la bouche pour happer l’air. Son ventre se convulsait comme s’il avait le hoquet. Au coin de ses babines il y avait du sang. Et moi je pleurais d’impuissance. Cet innocent à qui on arrache la vie sans même sans soucier. Qui peut laisser un animal qu’il a blessé lui-même sur le bord de la route ? Et cette voiture, semblable à celle que mon père dorlote, pourquoi se trouvait-elle là ? Et moi ? Le hasard est-il si cruel ? Je me demandais si c’était un signe du destin – le choc me fait croire bien des choses – que je tombe, moi, sur ce chat. Sourde aux appels de mon chien je me suis baissée, je l’ai caressé et j’ai murmuré des mots pour l’apaiser. Je ne le voyais plus, mes larmes créaient un filtre flou entre le monde et moi, et finalement, n’était-ce pas mieux ainsi ? « On se dépêche, on arrive, promène le chien ». Promener le chien ? Ce chien qui, bien qu’animal, se foutait bien de cet être qui mourrait. Ce chien qui ne pensait qu’à sa promenade et qui n’avait pas la moindre empathie ? Mais j’ai promené le chien. J’ai continué cette balade macabre en pleurant et priant pour que le chat tienne jusqu’au retour de mes parents.
Ils sont arrivés dans la voiture impeccable de mon père et je les ai conduit jusqu’au chat qui mourrait. « Que veux-tu que je fasse ? » s’est écrié mon père. S’il était déjà mort, ça l’aurait arrangé. Mais le chat bougeait. Sa bouche s’ouvrait et se refermait, moins grande que tout à l’heure. Son hoquet avait pratiquement cessé. Il n’était plus que l’ombre du passé. Mes larmes ont redoublé lorsque mon père s’est mis à secouer le chat avec un irrespect total. Alors que moi, quelques minutes auparavant, je me concentrais pour le caresser délicatement. L’animal n’a pas bougé. Il était très froid, d’un froid cadavérique. « Que veux-tu que je fasse ? On ne va pas l’enterrer ! ». Alors on l’a retourné et on a cherché un tatouage dans ses oreilles. Rien. Mon père est rentré, ma mère et moi avons frappé aux portes pour retrouver le propriétaire. Rien. Quant au pouls du chat… Rien. Il était jeune. Petit et jeune. Et celui qui l’a percuté ne s’est pas arrêté. S’il l’avait fait, ce chat serait en vie, certainement. Que veux-tu que je fasse ? Tout. Tu peux tout faire, papa. Tu peux rouler moins vite dans les petits chemins et dans les virages. Tu peux éviter les chats. Tu peux en rassurer un sur le bord de la route. Tu peux en sauver un s’il a de la chance. Qu’est-ce que je veux que tu fasses ? Je veux que tu retiennes que si je pleure sur le sort d’un chat écrasé qui se meurt lentement, ce n’est pas parce que je veux t’embêter. C’est parce que j’ai de l’empathie. Je veux que tu saches que lorsque tu roules vite, tu me fais peur, et que je n‘ai pas peur pour toi. Je veux que tu te rendes compte que la vie d’un animal ne tient qu’à un fil. Que ce fil, tu peux décider de le couper, ou de le solidifier. Je veux que tu voies le monde comme je le vois. Je veux que ton indifférence disparaisse. Je veux que tu penses aux autres. À ceux qui aiment leurs animaux comme tu aimes ta voiture. À ceux qui ne les reverront pas parce que d’autres prennent plaisir à rouler dans ces voitures qui ressemblent à la tienne.
« Que veux-tu que je fasse ? » Il y a tant de choses à faire.
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- 26 novembre 2016
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