Mardi 4 juin / 5
Julie
Après avoir salué la cliente en lui proposant mon aide, je m’occupe derrière le comptoir, cherchant à retrouver mon flegme habituel et surtout ma bonne humeur. Mais c’est pas gagné.
Comment a-t-il osé me suggérer une telle chose ? Si eux s’amusent à des jeux pervers, et que ça leur convient, tant mieux… mais il ne faut pas qu’ils oublient que nous ne sommes pas tous comme ça.
Je réponds à un appel téléphonique d’une représentante de livres. Après les salutations d’usage, nous convenons d’un rendez-vous pour parler des prochaines sorties des éditeurs dont elle a la charge. Heureusement, discuter avec elle me remet de bonne humeur.
La communication à peine terminée, la porte s’ouvre, je tourne la tête et mes yeux rencontrent la silhouette de Manu. Je secoue la tête sans dire un mot et il hausse les épaules, penche la tête et esquisse un sourire timide. J’encaisse l’achat de la cliente laissant Emmanuel se balader parmi les rayons feignant de m’ignorer.
— Comment puis-je vous aider, Madame ? demandé-je à une nouvelle venue.
— Je recherche un livre pour une amie.
— Vous connaissez l’auteur ? Ou le titre ?
— Non, justement… j’ai besoin de vos conseils.
Elle semble hésiter, regarde de tous côtés, s’approche de moi et me dit à voix basse :
— Mon amie souhaite un roman érotique et je n’y connais rien.
Je comprends sa timidité, les premières fois que je devais conseiller ce genre littéraire, je n’étais pas très à l’aise. Je suis rassurée de voir Manu dans le rayon « voyage » à l’opposé de la section où j'emmène la cliente.
— Votre amie en a déjà lu ?
— Non, ça serait une première.
J’attrape mon dernier coup de cœur dans le genre et lui résume l’histoire sans entrer dans les détails. Si je semble maîtriser mon sujet, la présence d’Emmanuel me crispe. La cliente se contente de ma première suggestion et se dirige immédiatement vers la caisse. Je suis amusée de la voir si pressée de s’en aller. Elle me regarde à peine et oublie même sa monnaie. J’espère qu’elle reviendra, je n’aime pas lorsque les personnes sont mal à l’aise mais je ne vois pas comment j’aurais pu faire autrement.
— Tu l’as vraiment aimé, ce livre ? me demande Manu dès que nous nous retrouvons seuls.
— Oui, je n’ai pas l’habitude de mentir, tiqué-je.
— Donc tu as dit à ton mari que nous nous étions embrassés ?
— Non. Mais j’aurais dû.
— Pourquoi ?
— Je ne lui ai jamais rien caché, mais…
— Mais ? Ça lui fera du mal pour rien ?
Je hoche la tête.
— Moi je l’ai dit à Charlotte.
— Pardon ? m’étranglé-je. Tu… as… dit… quoi… à Charlotte ?
— Que j’avais embrassé une femme qui m’attirait. Mais elle ne sait pas que c’est toi.
Je vacille. Les mots tournent dans mon esprit. Les images se succèdent : le visage souriant de Charlotte, le regard doux de Tim, la mine surprise de Christine lorsque je lui avais avoué mon écart… Je vais me sentir mal et Manu s’en aperçoit. Il accourt pour me soutenir, je ferme les yeux et m’agrippe à ses bras.
— Ça va ? Tu veux t’asseoir ?
Je secoue la tête, respire profondément. La dernière fois que je me suis retrouvée aussi près de lui, on s’est… embrassé. Je dois m’éloigner, refuser son aide, mais je n’y arrive pas. C’est plus fort que moi. Je veux me laisser aller, me blottir contre lui, sentir à nouveau ses lèvres sur les miennes.
— Je suis navré pour tout à l’heure. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne voulais pas te bousculer, juste que tu comprennes…
— Lâche-moi, s’il te plaît, parvins-je à dire.
Il sourit de manière ironique :
— C’est toi qui me tiens.
Il a raison. Mes mains serrent ses bras alors qu’il n’a qu’une paume dans mon dos. Je me redresse, m’écarte lentement, retire mes doigts de sa peau et les passe dans mes cheveux, comme pour remettre de l’ordre dans ma coiffure. Je lui tourne le dos, me dirige vers l’arrière-boutique en lui proposant un verre d’eau qu’il refuse.
— Tu ne lui diras pas ? Que c’est moi…
— Non. On parle de nos attirances, sans jamais présenter nos amants. Parfois un prénom… ou un lieu.
— Tu as dit… “nos amants” Charlotte aussi… te trompe ?
— Nous vivons la sexualité de manière différente, Julie. Tromper n’est pas vraiment le bon terme, puisque nous ne le cachons pas.
— Je ne comprends pas.
J’avale d’un trait ma boisson fraîche, lorsque je sens une main sur ma taille. Je tressaille.
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
Tout. Comment je peux me sentir à ce point déstabilisée en sa présence ? Comment arrive-t-il à me faire chavirer en si peu de mots… de gestes ? Ma gorge s’assèche, je ferme les yeux et bredouille :
— Être en couple et coucher avec d’autres personnes.
— Je suis amoureux de Charlotte, comme un fou et je ne voudrais pas d’une autre épouse, ou d’une autre mère pour mes enfants. Mais je suis parfois attiré par d’autres femmes et je partage ces moments sans mettre en danger mon couple, puisqu’elle a la même vision que moi.
— Et ça t’arrive souvent ?
Je trouve la force de me retourner et de l’observer. Je crois que j’ai besoin de vérifier son regard lors de sa réponse.
— Non, avoue-t-il. Je ne te forcerai pas, Julie. Tu as sans doute raison, nos vies sont belles ainsi, je… je n’ai pas envie de les compliquer. Mais reconnais quand même que… qu’il se passe quelque chose entre nous.
Je ne peux pas le contredire. Je devrais, mais je n’y arrive pas. De plus, mes mots sonneraient faux. Tout en lui m’attire, et quand il me prend dans ses bras, je n’arrive même pas à m’en éloigner. Il pose son front contre le mien, ferme les paupières et répète :
— Toi aussi tu le ressens, n’est-ce pas ?
Je ne respire plus. Mon cœur bat, ma bouche devient sèche, mes yeux cherchent les siens et mes lèvres n’espèrent qu’un baiser. Ma conscience hurle que je le regretterai, mon esprit tente de me ramener à la raison, mais c’est plus fort que moi… que nous. Mes doigts se posent sur ses mains qu’il a gardées sur mes hanches. Ils remontent lentement le long de ses bras puis sur ses épaules et lorsque je frôle sa nuque, je sens qu’il retient un frisson. Il respire plus fort, je l’entends même déglutir et j’arrête de réfléchir.
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