Samedi 8 juin / 4
Charlotte
— Finalement c’est une bonne chose que les Chablot ne soient pas venus, commenté-je en découpant les carottes pour le menu de midi.
Manu se retourne, plisse les yeux et me scrute intensément tout en répétant :
— Tu… tu les avais invités… ici ?
— Oui.
— Et tu ne m’as rien dit ?
— Je sentais que Julie trouverait une excuse. Je l’ai un peu bousculée jeudi quand on a pris un café et je ne voulais pas que tu me grondes.
Je le vois prendre une profonde respiration mais avant que l’interrogatoire ne commence, je le devance :
— Je lui ai dit « Week-end entre adultes » et elle semblait partante, mais quand je lui ai dit que… tous les deux… on ne se gênerait pas pour batifoler, elle a changé de couleur et… d’avis.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Sur le moment rien, ou plutôt elle a bien insisté sur le fait que Tim ne serait peut-être pas d’accord et c’est effectivement l’excuse qu’elle m’a donné le lendemain.
— Ok. Mais ce n’était peut-être pas bidon. Ils semblent toujours surbookés les week-end, Julie avait peut-être oublié un événement…
Je pouffe et il rectifie :
— Ok, y a peu de risque que Julie oublie quoique ce soit. Laisse-la mieux nous connaître avant de lui parler de… notre manière de fonctionner, Charlotte. En plus d’être réservée, je ne pense pas qu’elle soit très à l’aise sur le sujet.
— C’est le moins qu’on puisse dire.
— On a pu voir que peu de nos amis le comprennent. Pourquoi si vite avec eux ? Je pensais que tu les aimais bien.
— C’est le cas. Justement… Je me suis emballée. Et je dois t’avouer que Julie s’est un peu confiée, ce qui a accentuée mon envie de brûler les étapes.
— Confiée ? Sur… son couple ? me demande-t-il hésitant.
— Oui… enfin pas beaucoup. Juste qu’elle aime le désordre et que Tim est plutôt du genre maniaque et qu’entre eux c’est pas souvent la fête sous la couette.
— Charlotte, grogne Manu. C’est pas vraiment des choses qu’on demande.
— J’ai posé une simple question… j’ai même pas insisté… enfin presque pas. Tu sais qu’elle nettoie la terrasse tous les matins ?
— C’est pas le sujet, me gronde Manu. Tu ne peux pas juste une fois parler d’autres choses que de sexe ?
— On a parlé croissant, ménage, enfants… le sexe est venu après l’invitation au chalet. Je voulais la prévenir quand même.
— J’ose à peine imaginer les mots que tu as utilisé, marmonne-t-il en me tournant le dos en poursuivant la préparation du repas.
— Rien, ou presque. Je suis certaine que tu aurais été fier de moi.
— N’exagère pas, Charlotte. Fier que tu parles sexe avec la femme de mon collègue qu’on a vu deux fois…
— Je ferai plus attention, promis. Mais juste pour moi, tu veux bien sonder Tim ?
— Le sonder ? Dans quel sens ?
— Savoir si… ils avaient vraiment d’autres projets ou si Julie m’a baratinée.
— Promis, je lui demanderai s’il a passé un bon week-end. Tu me passes l’épluche-légumes s’il te plaît.
Julie
Je termine de ranger la cuisine, lorsque Tim pénètre dans la maison, essoufflé et les mains vides. Il observe le cadran de sa montre connectée, tout en soupirant fortement et en se pliant en deux avant de s’étirer en se félicitant de sa performance.
Surprise, j’observe à mon tour l’horloge et l’interroge :
— Tu as couru pendant 4 heures ?
— Non… j’ai été au bureau, j’avais oublié de faxer une offre et…
— Tu as couru jusqu’à ton bureau ? s’exclame Tiphaine. Mais c’est au moins à 150 bornes de la maison.
Tim rigole avant de la contredire :
— N’exagère pas, c’est à peine à dix kilomètres et non, j’y suis allé avec un collègue. Par contre je suis revenu tout seul. Je file sous la douche, tu me prépares une tartine, Lili ?
— Et les croissants ? demandé-je.
— J’ai trop tardé, y en avait plus.
— Je n’ai plus de pain, Tim. On a tout fini avec les enfants.
— Ah zut… Bon je verrai après la douche, dit-il en montant quatre à quatre les escaliers.
Connaissant mon mari, s’il ne mange pas quelque chose après le sport, il ne tiendra pas jusqu’au repas et sera d’une humeur massacrante. Je vérifie le contenu de mon sac à main tout en prévenant les enfants de ma petite course à la boulangerie du village.
— Mais papa viens de dire qu’il n’y avait plus rien, s’étonne Théo.
— Il doit bien y avoir encore une baguette ou du pain aux céréales. Sage pendant que papa prend sa douche, je ne serai pas longue. Tiph’ tu veux bien sortir une assiette pour papa et lui faire un café quand il descendra ?
— Il est tout aussi capable que moi d’appuyer sur le bouton de la machine, bougonne mon adorable fille allongée sur un transat le regard rivé sur son écran de smartphone.
Mais avant que je réplique son frère se propose :
— Oh moi… je peux lui faire son café ?
Je lui souris et m’éloigne après avoir mis la tasse préférée de mon mari en évidence sur le plan de travail.
Une place de parc se libère à mon arrivée et j’en profite. Je quitte l’habitacle, entre dans la boulangerie et salue la vendeuse tout en observant attentivement les étals de la boutique. Les croissants remplissent un panier, et diverses viennoiseries sont encore en vente. Je demande deux croissants et une baguette.
— Votre mari a été trop gourmands et les a tous mangé ? me taquine le boulanger en apparaissant.
Mon mari ? Je plisse le front et répète :
— Mon mari est passé ce matin ?
Le boulanger hoche la tête avant de croiser le regard de la vendeuse et de se reprendre :
— Oui… enfin il me semble que c’était lui.
Je reste quelques secondes perplexe alors que la jeune femme attend de pouvoir me rendre la monnaie.
— Mais je dois me tromper… Depuis le laboratoire, j’ai dû confondre.
— Oui, ça doit être ça, tu confonds, papa, acquiesce sa fille.
Tiens, ils bossent en famille ? J’attrape le sac en papier tout en leur souhaitant une bonne journée. Puis juste avant de quitter la boutique, je me retourne et demande :
— Vous avez refait des croissants ?
— Non, une seule fournée le dimanche, sinon ils nous en reste et c’est invendable le lendemain.
La phrase tourne en boucle. Que Tim ait oublié de s’arrêter à la boulangerie ne m’aurait pas étonnée, mais qu’il y aille et qu’il les mange tous. A moins que…
Lorsque j’arrive à la maison, Théo réclame l’attention de son père qui lit le journal en dégustant son café. Je pose le sachet remplit de pain devant lui et attend sa réaction :
— Oh merci. Mais tu n’aurais pas dû… J’ai pas très faim ce matin.
— Pas très faim parce que tu as déjà pris ton petit déjeuné ? demandé-je soupçonneuse.
— Non. Pourquoi tu penses ça ?
— Tu as été dans quelle boulangerie, questionné-je sans répondre.
— Près du bureau, pourquoi ?
— C’est bizarre, le boulanger dit qu’il t’a vu ce matin… il est certain que tu as acheté des croissants.
— Il a dû confondre, me répond Tim avec aplomb avant de replonger son attention sur l’article de presse.
— Et tu pensais courir depuis le bureau avec un sac rempli de croissants ?
— Hum hum…
— Tim ?
— Quoi ? grogne-t-il.
— Tu peux me le dire si tu les as mangés, c’est pas bien grave, dis-je un demi sourire aux lèvres.
Il soupire, repose son journal, relève son regard et me fixe intensément, avant de dire :
— C’est quoi cet interrogatoire, Lili ? La course m’a coupé l’appétit, quant au boulanger, il ferait mieux d’arrêter les apéros. Il ne confondrait pas ses clients !
Tiphaine retire ses écouteurs et nous observe alors que Théo tente de démêler les fils de son cerf-volant, bientôt rejoint par son père. Je pose le pain sur la table de la terrasse en disant : « Pour ceux qui veulent » puis m’installe à l’ombre du parasol, un magazine entre les mains.
— C’est dommage qu’on soit pas allés en montagne avec les Roucal, soupire ma fille.
— L’invitation n’était pas familiale. Marion et Maxime sont chez leur grands-parents, tu aurais voulu aller avec Tristan voir Philippe ?
— Non, pas du tout. Mais Marion m’a dit que le chalet est trop cool avec un paysage à couper le souffle.
— C’est nouveau ça ? s’étonne Tim. Tu aimes les cimes et la nature ?
— Ben avec Marion… ça aurait été sympa.
Je souris en répétant que Charlotte et Manu étaient partis seuls mais Tiphaine semble penser qu’il aurait suffi que nous venions en famille pour changer les plans du couple. Je ris sous cap, imaginant la tête de Charlotte si nous étions arrivée tous les cinq.
— Tu n’as même pas de chaussures de randonnées, souligne Tim.
— Y a pas que ça au Valais.
— D’après ce que j’ai compris, y a pas grand-chose d’autres, conclut Tim en enroulant une ficelle autour de la poignée du cerf-volant. Voilà, fiston… éloigne-toi des arbres, sinon il va se déchirer.
Quand j’avais proposé à Tim de rejoindre nos nouveaux amis, je n’y avais pas mis beaucoup d’enthousiasme, je devais bien l’avouer. Je m’en voulais un peu, mais me retrouver en tête à tête avec Manu et Charlotte, après ce qu’elle m’avait dit, c’était au-dessus de mes forces. Heureusement, Tim avait fait la grimace et m’avait demandé si sincèrement j’avais envie de faire trois heures de route pour me retrouver perdue au milieu de nulle part le seul week-end de libre que nous avions avant les vacances.
Nous avions donc convenu que je déclinerai l’invitation, prétextant de la fatigue et un rendez-vous important. Et comme pour donner plus de valeur à cette excuse, Tim avait rejoint le bureau la veille pour peaufiner un dossier et encore ce matin pour envoyer un fax. Pas sûr que Manu s’aperçoive de ces efforts, nous aurions pu simplement dire que nous viendrions un autre week-end, mais Tim craignait toujours que les gens pensent qu’on les snobe.
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