Chapitre 29
La nuit s'était installée, enveloppant la maison de Mira dans une obscurité presque surnaturelle. Les murs, habituellement chaleureux avec leurs couleurs boisées et leurs cadres de photos souriantes, semblaient plus hauts, plus froids, comme si la maison elle-même était devenue étrangère. Les meubles, pourtant familiers, projetaient des ombres tordues sous la lumière vacillante d’une lampe de chevet. Une odeur persistante de cire fondue et de bois ancien flottait dans l’air, mélangée à une humidité froide qui paraissait s’infiltrer de l’extérieur.
Mira était assise en tailleur sur le tapis usé, son dos voûté et ses coudes appuyés sur ses genoux. Devant elle, un carnet ouvert reposait sur la table basse. Ses doigts effleuraient distraitement les pages jaunies, comme si elle hésitait à réveiller les secrets qu’elles renfermaient. Ses cheveux sombres, encore ébouriffés de la journée, tombaient en mèches désordonnées autour de son visage pâle, marqué par des cernes profondes.
Corentin, adossé au fauteuil vert, tenait le pendentif entre ses doigts. La chaleur subtile qu’il dégageait semblait pulser au rythme de ses pensées tourmentées. Ses yeux violets fixaient l’objet avec une intensité troublante, tandis que ses lèvres se pressaient l’une contre l’autre, comme pour retenir des mots qu’il n’osait prononcer. Assis nonchalamment sur le canapé, Kenny paraissait détendu, mais le tapotement nerveux de ses doigts contre sa tasse trahissait son agitation intérieure. L’odeur du thé brûlant qu’il tenait embaumait légèrement l’air, contrastant avec l’atmosphère lourde de la pièce.
— Bon, on va pas tourner autour du pot, lança finalement Kenny en brisant le silence oppressant. Ce pendentif, ces dessins… On dirait qu’ils sortent tout droit d’un mauvais film d’horreur. Mais qu’est-ce que ça veut dire, sérieusement ?
Mira releva les yeux, son visage fermé. Ses lèvres se pincèrent légèrement avant qu’elle ne réponde, comme si elle réfléchissait à chaque mot.
— Ma sœur disait que c’était lié au "Voile", murmura-t-elle, sa voix basse et rauque. Un endroit entre ici et… autre chose.
Corentin se redressa légèrement, ses sourcils se fronçant d’incompréhension.
— Le Voile ? Elle disait quoi exactement ? demanda-t-il, sa voix brisant la tension, mais trahissant un certain intérêt inquiet.
Mira inspira profondément, ses doigts toujours posés sur le bord effiloché du carnet.
— Elle disait que certaines personnes pouvaient voir au-delà de notre réalité. Qu’il y avait un espace, un genre de passage où des ombres vivaient. Des choses… différentes. Et elle appelait ça le Voile.
Un frisson glissa le long de l’échine de Corentin. L’idée du Voile faisait écho à ses propres rêves récents : ces forêts étranges, ces murmures incessants, et la présence imposante de Nathaniel. Il pinça les lèvres, luttant contre la montée de ses pensées.
Kenny posa bruyamment sa tasse sur la table basse, renversant quelques gouttes.
— Et ces trucs, ils font quoi ? Ils te disent bonjour ? ironisa-t-il, essayant visiblement d’alléger l’atmosphère.
Mira lui lança un regard glacial, brisant son sourire nerveux.
— Elle disait qu’ils chassent, murmura-t-elle. Ceux qui voient. Qu’ils les traquent jusqu’à ce qu’ils disparaissent.
Un silence glacial envahit la pièce. La lampe de chevet grésilla faiblement, amplifiant l’oppression ambiante. Corentin serra le pendentif dans sa main, ses doigts s’enfonçant légèrement dans les gravures. Il ne pouvait s’empêcher de penser que tout cela faisait sens, d’une manière qu’il ne comprenait pas encore.
— Tu crois qu’elle avait raison ? demanda-t-il doucement, presque à contre-cœur.
Mira détourna le regard, ses épaules s’affaissant légèrement.
— Je sais pas, répondit-elle enfin. Mais je sais qu’elle a disparu peu après avoir dit qu’elle voyait quelqu’un. Quelqu’un qui la cherchait.
Soudain, un bruit sourd retentit à l’extérieur, brisant la tension déjà palpable. Un raclement, suivi d’un autre, plus fort cette fois. Mira se figea, son regard se fixant instinctivement sur la porte d’entrée. Kenny redressa la tête, l’ombre de son sourire disparaissant immédiatement.
— C’était quoi ça ? souffla Mira, sa voix tremblante.
Corentin, tendu comme un ressort, se leva lentement, ses yeux fixant la porte comme si elle pouvait se briser à tout instant.
— C’est sûrement un animal, tenta Kenny, mais son ton manquait de conviction.
Le bruit se répéta, plus proche, suivi d’un grattement distinct contre le bois de la porte. Mira se leva d’un bond, ses mains tremblant visiblement.
— Corentin, aide-moi à bloquer la porte ! s’écria-t-elle, paniquée.
Ils poussèrent ensemble le lourd buffet contre la porte, créant une barricade de fortune. Kenny s’approcha des fenêtres, jetant un coup d’œil à travers les rideaux. La rue, habituellement calme, était plongée dans une obscurité étrange, presque liquide. Même les halos des lampadaires semblaient étouffés, vacillants.
— Je vois rien… je crois, murmura-t-il, le souffle court. Mais si c’est une blague, ces idiots vont m’entendre.
Un nouveau bruit résonna, cette fois contre la fenêtre. Un coup net, suivi d’un frottement, comme si quelque chose traînait des griffes sur la vitre. Mira recula précipitamment, son dos heurtant la table basse. Corentin sentit une sueur froide glisser le long de son dos. Ces bruits, ces mouvements, il les connaissait. Il les avait déjà ressentis, dans ses rêves.
Puis, tout s’arrêta.
Le silence retomba, si lourd qu’ils pouvaient entendre leurs propres respirations. Mira, tremblante, s’approcha lentement de la fenêtre malgré les protestations de Kenny.
— Mira, attends ! souffla-t-il.
Elle écarta le rideau d’un geste rapide et recula aussitôt, une main plaquée sur sa bouche, les yeux écarquillés.
— Quoi ? Qu’est-ce que t’as vu ? demanda Corentin, son cœur battant à tout rompre.
Elle secoua la tête, incapable de répondre. Corentin s’approcha à son tour et regarda à travers la vitre. Au premier coup d’œil, la rue semblait vide, baignée dans la lumière fragile des lampadaires. Mais lorsqu’il détourna son regard vers la porte d’entrée, il vit l’inscription. Gravée profondément dans le bois, elle luisait faiblement sous la lumière : "Nous savons."
Le lendemain matin, le salon était baigné dans une lumière froide et grise. La nuit précédente semblait presque irréelle, mais les marques sur la porte étaient bien là, une preuve tangible que quelque chose de sombre s’était approché d’eux. Mira, assise en tailleur sur le tapis, avait ramené un autre carnet de sa sœur. Celui-ci était plus détaillé, rempli de croquis et de notes.
Corentin et Kenny s’étaient installés autour d’elle, les traits encore marqués par la fatigue. Le carnet exhalait une odeur poussiéreuse, rappelant des souvenirs enfouis dans un grenier oublié. Mira feuilletait doucement les pages, son doigt s’arrêtant sur un croquis d’une forêt dense.
— Elle disait que ce pendentif était une clé, murmura-t-elle, rompant le silence. Une protection, mais aussi un signal.
— Un signal ? répéta Corentin, ses yeux se plissant.
Mira hocha la tête, ses mains tremblantes.
— Elle disait que ceux qui le portaient attiraient l’attention des ombres… mais qu’ils pouvaient aussi les repousser. C’était un équilibre fragile.
Elle tourna une autre page, révélant une carte rudimentaire. En dessous, des mots griffonnés : "Le Voile. Passage entre les mondes. Danger."
— Elle croyait vraiment à tout ça, continua Mira, sa voix teintée d’émotion. Et parfois, je me demande si elle avait raison.
Corentin serra le pendentif dans sa main. Si tout cela était vrai, ils étaient au bord d’un mystère bien plus grand. Un mystère qui pourrait bien les dévorer s’ils n’étaient pas préparés.
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