Chapitre 5 - Min-Jee

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Je fixe l’homme avec des yeux hagards. Il baisse son masque et je pousse un cri de surprise. Il plaque sa main sur mes lèvres puis la retire.

- Jun Ah-Joo ?

Il hoche la tête et remet le masque.

- Et toi ? Qui es-tu ?

Je m’incline plusieurs fois, avant de répondre :

- Annyeonghasibnida, jeoneun Min-Jee-seubnida.

Il éclate d’un rire doux.

- Pas la peine d’être si formelle, Min-Jee. Un simple annyeonghaseyo aurait suffi ! On aurait dit moi quand je parle à mon PDG. Au fait, tu as quel âge ?

Je réponds dans un coréen un peu moins formel, mais quand même poli :

- Jeoneun yeol-ilgob salieyo.

Je m’incline. Il me scrute avant de dire :

- Dix-sept ans, d’accord. Tu le sais peut-être, mais j’ai vingt-deux ans.

- Oui, je sais.

Il sourit gentiment.

- Tu es au lycée de Myeongdong ? questionne-t’il.

- Oui.

Ah-Joo se tourne et regarde au loin, pensif. Une voiture passe et il attrape mon poignet pour me tirer sur le trottoir. Il me lâche une fois que je suis en sécurité.

- La pluie est désagréable. Viens avec moi.

Je lui emboîte le pas, et nous entrons dans un café. Il n’y a pas beaucoup de gens, et personne ne fait attention à nous. On se tasse dans le fond du restaurant.

- Alors, Min-Jee ? Pourquoi pleurais-tu ?

Je baisse les yeux. Même si j’ai lu tout son fandom ainsi que pleins d’articles sur lui, Ah-Joo reste un parfait inconnu. Je ne doute pas de ses intentions, pourtant.

- Une fille m’a embêté au lycée, réponds-je, honteuse et quand même évasive.

Il laisse échapper un soupir d’exaspération avant d’enchaîner :

- C’est elle qui t’as mis du gloss ?

Je touche mes lèvres puis regarde mes doigts pailletés.

- Oui.

- Elle s’appelle comment ?

Je lève la tête vers lui. Il me fixe droit dans les yeux.

- Selena.

Ah-Joo hoche la tête.

- Tu devrais peut-être retourner au lycée. Tu sais, les études sont très importantes. Quel métier veux-tu faire, plus tard ?

Je soupire et joue avec mes doigts.

- Cancérologue.

Bouche bée, l’idole applaudit. Il secoue la tête pour remettre ses cheveux en place et sourit.

- Waouh, c’est bien, ça. Il faut beaucoup travailler pour exercer ce métier.

Je hoche la tête. Il me sonde quelques instants, les sourcils froncés.

- Quelles sont tes motivations ? Pourquoi vouloir être cancérologue ?

Parce que ma mère est morte d’un cancer. C’est assez cliché de vouloir être cancérologue quand un de nos proches meurt de cette maladie, mais ma mère disait toujours que si les clichés étaient là, c’était parce qu’ils étaient vrais un jour.

Je décide de mentir à Ah-Joo.

- Ben, c’est un beau métier. Et je trouve ça triste que des gens meurent de maladies incurables. Ce n’est pas juste.

L’idole sourit à travers son masque et soupire en regardant autour de lui.

- C’est tout ? La seule raison ?

Il se penche vers moi et plante ses yeux bruns dans les miens. Le rouge me monte aux joues.

- Oui, réponds-je.

- Ok.

Ah-Joo s’appuie contre le dossier de sa chaise et sort son téléphone.

- Et vous, Ah-Joo ?

Il relève la tête et me fixe, perplexe.

- Pourquoi êtes-vous à Myeongdong ? Votre maison se trouve à Hongdae, et, en tant qu’idole, vous devez avoir tellement de choses à faire.

Suspicieux, il plisse les yeux.

- Qu’est-ce que tu sous-entends ?

- Vous êtes à Myeongdong pour voir Min-Seo ?

- Je me fiche de Min-Seo. Pourquoi je serai allé la voir ?

Je lève les yeux au ciel.

- Vous êtes amoureux d’elle, voilà pourquoi.

- Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

À en voir sa tête, je devine qu’il n’aime pas aborder le sujet.

- Je vous ai vu l’embrasser.

Ah-Joo écarquille les yeux, stupéfait. Il bafouille :

- Je… enfin… mais… c’était… en fait…

L’idole s’empourpre.

- Laisse tomber.

Je lui souris.

- Vous l’aimez encore ?

- NON !

Certaines têtes se tournent vers nous, et Ah-Joo se fait tout petit.

- Laisse tomber, je t’ai dit. Retourne au lycée.

Il se lève et quitte le café. J’attrape mon téléphone et regarde l’heure. Huit heures trente. Si je retourne en cours maintenant, je vais me faire tuer par le prof, et les filles vont se moquer de moi. Si je n’y vais pas, mon père va me gronder ce soir. Et je n’ai pas envie de le décevoir.

Je me lève et rejoins le lycée. Quand je toque, Monsieur Oh, le professeur de maths, me toise du regard.

- Hwang Min-Jee, tu es en retard. File à ta place.

Tête baissée, je fonce vers la table du fond. Selena et Hwa-Young retiennent leur rire.

* * *

Je pousse la porte d’entrée et retire mes chaussures.

- Min-Jee ?

Aïe, mon père. J’entre dans le salon et le regarde innocemment. Sauf que lui semble très, très énervé.

- Il paraît que tu étais en retard au lycée aujourd’hui. Ou plutôt, que tu as fui le lycée et que tu es revenue. Tu m’expliques ?

Il me surplombe de sa grandeur, ce qui le rend menaçant.

- J’avais oublié mon parapluie, alors j’ai voulu rentrer à la maison le chercher puis j’ai réalisé que je ne le trouverai pas avant le début des cours alors je suis retournée au lycée.

Papa lève les yeux au ciel et croise les bras.

- Min-Jee. Je te demande la vérité.

Avec une excuse bidon comme celle-ci, j’aurai dû me douter qu’il ne me croirait pas. Mais bon, qui ne tente rien n’a rien.

- Euh… eh ben… des filles m’ont parlé de Eomma, alors… je ne voulais pas pleurer devant elle… et… voilà.

Autant ne pas lui parler de ma rencontre avec Ah-Joo, sinon, il va croire que je fais passer ma passion avant mes études. Et ça, il ne le tolérera pas.

Papa pose ses mains sur mes épaules et me regarde intensément.

- Min-Jee, n’écoute pas ces filles. Les gens qui disent ça ne savent rien de la douleur que tu éprouves.

Il ajoute plus sévèrement :

- Mais promets-moi de ne plus t’enfuir du lycée ! Allez, va étudier.

Je le remercie et file dans ma chambre pour me mettre au travail. J’ai une tonne de devoirs en histoire, en maths et en anglais.

* * *

Avant, c’était Maman qui m’aidait en anglais. Elle a vécu un an en Géorgie, avant de revenir s’installer à Séoul. Son père étant militaire, il était souvent muté dans des endroits du monde. Elle me racontait pleins de choses sur la Géorgie. Elle disait que c’était une région très chaude des États-Unis, qui se trouvait au-dessus de la Floride, sur la côte Est. Elle vivait dans une ville du nom de Borjomi.

Elle avait seize ans quand elle était partie là-bas. Elle m’a dit qu’elle était la seule coréenne de son lycée, et que là-bas, le système scolaire était différent. Au début, elle ne parlait pas un mot d’anglais. Et quand elle a commencé à le parler, son accent ne facilitait pas la compréhension.

- It was so hard ! me disait-elle toujours.

«C’était si dur». Pourtant, quand elle est revenue de Géorgie et qu’elle a rencontré Papa, il m’a dit qu’elle ne parlait qu’en anglais, qu’elle avait un accent impeccable et que, par conséquent, quand elle parlait coréen, son accent était prononcé.

Quand j’étais jeune, Maman me parlait souvent en anglais. Elle disait que c’était important que dès le plus jeune âge, je comprenne cette langue, car cela me serait utile un jour. Alors le matin, elle me disait hello, good morning, elle répondait good night quand je lui annonçais que j’allais dormir…

Elle a commencé par les mots les plus simples, jusqu’à ce qu’elle me parle complètement dans cette langue.

- Comment s’est passée ta journée, Eomma ? Tu as fait quoi, au travail ?

Maman était éditrice de livres.

- It was so hard !

Sa phrase favorite. Puis elle a ri et m’a détaillé sa journée :

- There was this other one who came in and told me for a whole hour about his book, and my God, he looked so lame, but I obviously can't tell him that, so I just said, "oh, okay, yeah, but I'm sorry we have a full schedule to crack. So please go to another publisher" and you won't believe your ears, sweetheart, but a man showed up and his book was a documentary about garra rufa!

Je n’avais rien compris, alors elle avait dû répéter en coréen.

- Il y avait l’autre qui est venu et m'a parlé pendant une heure de son livre, et mon Dieu, il avait l'air si nul, mais je ne peux évidemment pas lui dire, alors j'ai juste dit, "Oh, ok, ouais, mais je suis désolée qu'on ait un emploi du temps complet à rattraper. Alors s'il te plaît, va voir un autre éditeur" et tu n'en croiras pas tes oreilles, chérie, mais un homme s'est pointé et son livre était un documentaire sur les garra rufa !

Ma mère vivait toujours des journées banales comme celle-ci, mais trouvait le moyen de s’extasier de chaque chose. C’est ça que j’aimais chez elle. Ma mère aimait vivre. Même les pires jours. Elle était heureuse d’être en vie et en profiter pleinement.

Dommage qu’elle m’est été arrachée si tôt.

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