Chapitre 1 : Ofstân
(Glossaire en fin de chapitre)
« Quand on n’a rien à perdre, on peut bien tout risquer. » Jean-Louis Laya
Deux adultes, vêtus de capes noires, couraient sous l’orage. La plus petite silhouette tenait un paquet dans ses bras, le serrant fort contre elle, rien ne pouvait la faire lâcher. Finalement, le plus grand stoppa sa course face à une porte en bois massive. Tambourinant contre celle-ci, il retint sa respiration erratique. La porte s’ouvrit en grinçant, laissant filtrer un rai de lumière.
« Wis ?
- Rebecca, fais-nous entrer, je t’en prie », supplia l’homme.
La porte s’ouvrit précipitamment et la maîtresse de maison observa, inquiète, le couple qui venait d’entrer.
« Que s’est-il passé ? Cela fait des nuits que je n’ai plus de vos nouvelles !
- Ils nous ont retrouvé, on a dû partir comme des voleurs, de nuit. Nous ne pourrons pas leur échapper… Mais Dei, peut-être. Garde-la, et si ça ne suffit pas, traversez la Passerelle.
- Je suis trop vieille pour ce genre de chose, tu le sais très bien. »
Se redressant, l’homme toisa la petite bonne femme en face de lui.
« Tu as une dette de vie envers moi. Je ne voulais pas te le rappeler, mais vieillesse ou pas, la vie de ma fille est en danger. Et je ferais tout mon possible pour la protéger.
- Muz, tu n’en reviendras pas. Je t’en prie, il ne me reste plus personne de notre famille… »
La jeune femme lança un regard infiniment triste à son interlocutrice avant de lui donner le paquet qu’elle tenait. Offrant un dernier sourire à leur fille et à Rebecca, le couple passa le pas de la porte.
Rebecca suivait le bébé du coin de l’œil tout en lisant le journal. La petite Dei commençait à se déplacer avec de plus en plus d’aisance. Dans une saison, elle aurait un jier, mais il y avait peu de chance que ses parents soient avec elle pour le fêter. Depuis qu’ils lui avaient laissé la garde de leur gamine, les Moanne ne donnaient plus de signe de vie. Une migraine pointait le bout de son nez alors que la vieille femme songeait qu’ils avaient été jetés dans la gueule du loup. Jamais ils ne pourraient en sortir.
« Betsjinje, viens ici ma belle », appela-t-elle.
Quelques mionaids plus tard, ne voyant pas son vieux familier arriver, Rebecca laissa Dei, pour se rendre dans la cuisine. Ce fut ainsi qu’elle vit sa fidèle Leig às allongée sur le sol. La vieille femme la ramassa pour l’enterrer, se remémorant avec nostalgie les souvenirs précieux qu’elle avait avec Betsjinje, sans verser une larme. Une fois sa Leig às enterrée et une petite prière récitée, Rebecca retourna auprès de celle qu’elle considérait comme sa petite fille. Il ne lui restait plus qu’elle.
Une vieille femme regardait une petite fille jouer dehors. Les bulles indiquaient huit dàuairs et cinquante mionaids. L’été qui était doux, permettait à la fillette de seulement un jier de s’amuser régulièrement à l’extérieur.
« Grand-mère regarde ! s’exclama joyeusement la petite, j’ai réussi ! »
Lui accordant un sourire attendri, la prétendue grand-mère s’interrogea. Combien de temps encore avant qu’un drame ne survienne ? Cela faisait déjà plusieurs siaoidhches qu’elle n’avait plus de nouvelles des parents. Ces derniers, à cause de leur potentiel magique important, avaient été réquisitionnés pour la guerre qui faisait rage à seulement quelques villages d’ici. Guerre futile. Aucune des deux parties ne se souvenait de la bonne raison de cet acharnement. Perdue dans ces pensées, la vieille femme n’entendit pas les coups contre la porte.
« Grand-mère ? Pourquoi ne vas-tu pas ouvrir ? demanda candidement la plus jeune.
- J’y vais, j’y vais. Dei ?
- Hum ?
- Reste ici, ne vient pas voir qui est là, ordonna la plus leeftyd d’une voix chevrotante.
- D’accord ! »
Les coups s'intensifièrent. Finalement, Rebecca réussit à atteindre la porte. Pitié, pensa-t-elle, une bonne nouvelle. Elle ouvrit lentement, son grand leeftyd ne lui permettait aucune action rapide. Deux agents du gouvernement se tenaient dans l’embrasure.
« Que la Lune veille sur vos pas madame, salua le plus jeune des deux. Nous venons vous annoncer une, malheureusement, bien triste nouvelle. »
Rebecca ne bougea pas, si jamais ils venaient pour Dei, ils ne devaient pas la voir en entrant. Le deuxième officier racla sa gorge, gêné, et reprit la parole.
« Les parents de la petite que vous gardez, Dei il me semble, on périt à la suite d’une attaque surprise. Nous vous présentons nos condoléances, vous sembliez proche de ces jeunes gens. Le conseil d’Ofstân a pensé que s’ils avaient pris la garde de Dei cela vous aurait soulagé aux vues de votre leeftyd vénérable.
- Non, je ne suis pas encore assez vieille pour être dans l’incapacité de m’occuper d’un enfant, répliqua Rebecca.
- Nous ne vous demandons pas une réponse maintenant, déclara rapidement le plus jeune officier. D’ailleurs nous allons vous laisser réfléchir et faire votre deuil. N’hésitez pas à nous contacter dans les nuits suivantes…
- Bien-sûr, merci et bonne soirée », dit-elle avant de leur claquer la porte au nez.
Retournant dans le jardin, Rebecca interpella Dei.
« Dei ! Rentre, nous partons. »
La vieille femme rassembla les quelques possessions de la gamine. Elle avait déjà prévu un coup du genre. Le conseil tenterait par tous les moyens d’obtenir Dei et Rebecca ne pouvait gagner ce procès en n’étant pas de sa famille. Elle sortit deux billets pour traverser la Passerelle. Si elles ne partaient pas ce soir, Dei serait condamnée au même sort que ses pauvres parents. Elle avait songé à de nombreuses solutions, mais seul le passage vers l’hémisphère nord lui semblait être une bonne solution. Wis le lui avait bien suggéré, mais à l’époque elle pensait que c’était une solution drastique qui ne serait jamais nécessaire.
Elle grinça des dents en pensant aux conséquences, elle ne pourrait garder Dei avec elle, cela serait trop évident. Elle devait aussi changer leurs prénoms, ou il serait trop facile de remonter jusqu’au futur orphelinat où allait vivre la fillette. Même si elle avait ce plan en horreur, ayant fini par s’attacher à ce petit bout de bibeò pas plus haut que trois pommes, elle n’avait pas d’autres solutions. S’affaiblissant de nuit en nuit, elle ne pouvait plus trouver un travail pour s’occuper de deux personnes. Mais à quoi avaient pu penser les parents de Dei en confiant leur enfant à une personne leeftyd ? Ils avaient dit revenir rapidement, qu’ils ne connaissaient personne d’autre… Puis elle avait une dette envers le père, comment refuser ?
« Dei ! Tu es prête ? On y va ! »
La petite fille accourue vers Rebecca, les yeux rougis par les larmes.
« J’ai perdu Poppy ! » sanglota-t-elle.
Rebecca essaya de la réconforter, lui assurant qu’elle aurait une autre peluche plus tard. Là, elles n’avaient pas le temps.
Elles arrivèrent rapidement vers la Passerelle, seul passage entre le sud et le nord. Les billets pour l’emprunter coûtaient une fortune, Rebecca avait dû puiser dans ses dernières réserves. S’arrêtant à plusieurs mètres des contrôleurs, Rebecca se pencha vers Dei.
« Dei, écoute-moi bien, chuchota-t-elle rapidement. Nous allons passer de l’autre côté de la frontière. Tu vas changer, tu vas devenir Latha. Là-bas les gens seront gentils avec toi, ne t’inquiètes pas, tu seras bien accueillie.
- D’accord…
- C’est très important. Tu dois oublier tout ce que tu as connu jusqu’à aujourd’hui. Et surtout, ne reviens jamais ici. »
Hochant la tête, la fillette ne comprenait pas tout, juste qu’elle allait devenir Latha. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Trop petite pour réfléchir plus, elle se laissa entraîner par Rebecca, sa grand-mère qui ne l’était pas vraiment. Elle entendit cette dernière murmurer, les dents serrées, une seule phrase avant d’aborder les contrôleurs.
« Moi vivante, jamais ils ne t’auront. »
Glossaire du chapitre :
Jier = l'équivalent d'environ deux années humaines
Mionaids = minutes
Dàuairs = cent-vingt minutes
Siaoidhches = six nuits (il y en a vingt-huit dans une saison)
Une nuit = douze dàuairs
Ofstân = Ville de l'hémisphère sud à proximité de la Passerelle
La Passerelle = seul passage entre le Sud et le Nord
Leeftyd = âgée / âge
Leig As = Familier de l'élément eau
Bibeò = nom d'un être détenant la capacité de capter les énergies l'entourant, il détient un réservoir de magie (très proche d'un homme physiquement et psychologiquement). Bithbeò est son pluriel.
Les mots étranges sont tirés du gaélique écossais et du frisson occidentale, bien que parfois je les ai légèrement modifiés.
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