Chapitre 2 : Dawn
« On se donne des souvenirs quand on se quitte. » Marcel Achard
L’installation à Dawn s’était déroulée sans anicroche. Rebecca, grâce à ses contacts, réussit à trouver un logement correct aux abords de la ville. Seulement une siaoidhche après leur installation, la vieille femme s’était rendue à la mairie pour faire les papiers nécessaires à leur nouvelle identité. Latha devint officiellement sa petite fille, et elle-même fut renommée en Fiona. Une nouvelle vie commençait.
Deux longues saisons passèrent. Latha s’épanouissait auprès de Fiona, cette dernière de plus en plus inquiète par sa mort imminente. La petite fille s’adapta sans trop de difficultés à la langue de l’hémisphère nord et à sa société bien plus imprégnée par la magie. Soucieuse de son éducation, Fiona inscrit Latha dès qu’elle put à l’école. A un jier et demi, la gamine commençait à poser des questions sur ses origines. Fiona était souvent embêtée, ne sachant pas ce qu’elle pouvait lui dire sans la compromettre. Pourtant, elle ne pouvait pas lui mentir entièrement. Latha n’était pas une autochtone, cela se voyait par son apparence. Elle l’avait remarquée dès qu’elle commença à voir des citoyens de Dawn. La plus leeftyd expliqua à la plus jeune qu’elle venait d’un endroit plus lumineux, que c’était pour cette raison qu’elle était différente. C’était pour cela qu’elle avait les cheveux plus foncés et la peau plus opaque. La petite se contenta de cette raison.
Un matin, Fiona resta clouée au lit. Plus sa prétendue petite fille se rapprochait des deux jiers, plus Fiona devenait fragile. Entendant quasiment ses os grincer lorsqu’elle réussit à se lever, elle se fixa pour objectif de dénicher un orphelinat apte à accueillir Latha. C’était une belle nuit, la pleine Lune se reflétait dans le fleuve et les couleurs vives illuminaient joyeusement chaque ruelle. Se glissant parmi la foule dense, Fiona se fit minuscule et discrète. Moins on la voyait, mieux c’était. Un fois arrivée au bureau de référencement, elle dut se mettre en quête d’un poste disponible. Effectivement, ce n’était pas une chose aisée. Une secrétaire fut finalement libérée au bout de quelques mionaids d'attente.
« Que la Lune veille sur vos pas madame, bienvenue au centre de renseignement de la partie ouest de Dawn. Que puis-je faire pour vous ?
- Qu’elle éclaire votre chemin, j’aurais aimé me renseigner sur les orphelinats du secteur », déclara Fiona d’une voix un peu rauque.
La secrétaire cliqua plusieurs fois, concentrée sur sa tâche. Elle lui présenta ensuite différents orphelinats, leurs qualités et leurs défauts. La vieille femme, déterminée à trouver le meilleur pour Latha, posa de nombreuses questions et sans qu’elle ne s’en rende compte, la dàuair fila. Ce fut donc une dàuair plus tard qu’elle partit, satisfaite par les renseignements. Il ne lui restait plus qu’à rédiger son testament. Perdue dans ses pensées, Fiona ne vit pas les couleurs des bulles changer, annonçant la fin des dàuairs de travail. Elle ne reprit conscience de son environnement que quand elle fut bousculée et entraînée par la foule colorée.
Pendant ce temps-là, Latha rentrait des cours. Elle ne s’égarait jamais dans le dédale familier des rues. Ce qui l’écarta de son chemin fut le cri strident résonnant entre deux ruelles. Celui-ci, étrangement, lui évoquait quelque chose de familier. La gamine qui n’avait aucune idée des risques qu’elle pouvait prendre, ne vit pas le danger qui se profilait à l’horizon. S’enfonçant dans l’espace étroit entre deux bâtiments, la jeune fille ne remarqua pas qu’elle se trouvait soudainement dans une purée de pois. La panique la submergea quand elle n’arriva pas à revenir sur ses pas. Des murmures, tel des bruissements dû au vent, s’élevaient autour d’elle. Elle se mit à pleurer de peur, s’écroulant au sol et se recroquevillant sur elle-même. Elle faillit ne pas entendre la voix qui s’éleva dans le brouillard, trop concentrée à appeler à l’aide.
« Donne-moi…, » fit une voix grave et profonde.
Elle sursauta et se redressa.
« Quoi ? dit-elle d’une voix tremblante.
- Donne-moi…
- Mais quoi ? recommença-t-elle à chouiner. Et puis qui es-tu ?
- Je suis Ceò, la prison des rêves. Un souvenir petite, je ne veux qu’un souvenir.
- Un souvenir ? Quel souvenir ?
- Voyons…, » répondit la voix.
La brume s’insinua en elle, l’immergeant dans un état apathique. Elle ne put que contempler l’étrange créature s’emparer d’un morceau de sa mémoire. Un petit bout d’elle lumineux partit, et ce vol sembla la plonger dans les ténèbres.
Latha se réveilla dans une position assise au bord d’un chemin. Elle reconnut les lieux, se releva et rentra chez elle sans demander son reste. Ce fut bien plus tard qu’elle parla de cette mésaventure, apprenant par la même occasion ce qu’était plus précisément Ceò. Cette créature, unique représentante de l’Esprit, capturait des bithbeò et ne les libérait qu’uniquement contre un souvenir. Ceux qui refusait l’échange, finissaient par mourir, perdu à tout jamais dans les entrailles de la créature.
La petite resta traumatisée de cet événement, témoignant cela par un mutisme quasiment total. Fiona se faisait du souci pour elle, se demandant ce qu’elle pourrait bien faire pour l’aider à surmonter cette rencontre. La solution apparue sous la forme d’une fête. La six cent soixante sixième nuit se profilait, annonçant des festivités en l’honneur de l’Esprit. Peut-être que si elle comprenait mieux la complexité de cet élément elle aurait la force de surmonter la perte de ce morceau d’elle.
Cette fête, la dernière avant le nouvel jier, consistait à des réjouissances sur le thème des illusions. Des spécialistes dans le domaine, les Illuminateurs et les Hallucinateurs, repeignaient la ville de couleurs, de formes et de paysages étranges. Latha ouvrait de grands yeux émerveillés dès qu’elle croisait divers animaux qui lui étaient inconnus. Des vaches violettes, des piptibulles verts et des chats rouges. Elle les pointait du doigt à chaque fois pour les montrer à Fiona, et celle-ci était ravie de voir que cette fête plaisait à sa petite fille. Le duo parcourait Dawn, dans une foule dense due aux festivités. La fillette vit un stand et voulut s’en approcher, mais Fiona la retint.
« Pourquoi je ne peux pas y aller ? interrogea Latha.
- Tu n’as pas l’âge pour, les Rêveurs te font voyager dans la dimension onirique. Il faut être plus grand pour cela.
- Plus grand ? La dimension onirique ?
- C’est un endroit différent d’ici, irréel. Tu pourras y aller quand tu auras dix jiers. Mais que si c’est nécessaire, car si tu t’y perds tu mourras, détailla Fiona. Puis, tu y voyages déjà chaque fois que tu dors, même si c’est de façon inconsciente.
- Pourquoi risquerais-je de mourir alors si c’est un Rêveur qui m’y emmène ?
- Tu ne vas pas assez loin dans cette dimension quand tu dors pour prendre des risques. Les Rêveurs t’emmènent au-delà de toutes limites. Et si ton âme s’égare, perdue dans cette dimension différente de la nôtre, ton corps se fanera comme une fleur.
- Donc quand je serais morte, j’irai là-bas ?
- Non, tu rejoindras tes parents.
- Et ils sont où mes parents ? »
La petite avait la tête penchée sur le côté et regarda Fiona s’accroupir avec difficulté pour se mettre à sa hauteur. D’un doigt tout ridé, elle indiqua un endroit dans sa côte droite.
« Là, dans ton cœur. A notre mort, nous retournons aux bithbeò que nous aimons. »
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