Chapitre 16
Etendue sur le lit d’hôpital aussi mou qu'un escargot, Pippa dormait paisiblement. En apparence, uniquement, car la pâleur que dévoilait son visage était des plus inquiétante. La dernière fois qu’Olivia avait vu sa fille dans cet état, elle devait avoir cinq ans. Unis dans la douleur, les Anderson enterraient Bop Bop leur corgi. Jamais la petite fille n’avait autant pleuré. Accablée par le chagrin, elle refusait de s’alimenter. Maggie avait dû s’armer de patience pour lui redonner goût à la vie. Bien plus que les Anderson eux-mêmes, qui, ne se souciaient guère des états d’âme de leur fille. Cette grève de la faim dura environ une semaine. Pippa s’était recroquevillée sur elle-même, refusant de quitter sa chambre. Mais cette tragique perte lui avait permis de voyager par la lecture. Grâce à elle, elle s’évadait sans même quitter le donjon qui la retenait prisonnière. Son imaginaire s’était considérablement développé. Du jour au lendemain, elles avaient réussi à percevoir le monde qui l’entourait différemment. Scotchée derrière sa fenêtre, elle imaginait chaque bribe de conversation entre les passants. Ainsi, Hector, leur facteur, était un vampire qui avait réussi à trouver un antidote l'empêchait de brûler au soleil. Cet univers chimérique lui apportait un peu de baume au cœur.
Puis, elle se lassa.
Son imagination ne pouvait plus être le fruit d’échanges fictifs. Non. Elle devait le matérialiser d’une autre manière. C’est ainsi que l’écriture s’était imposée à elle. L’inspiration qui émanait de son être devait être retranscrite. Et c’est pourquoi, seuls, une plume et une feuille de papier répondaient à ses attentes. Elle froissa bon nombre de pages. Pourtant, pas une fois elle ne songea à abandonner. L’écriture lui permettait de combler un vide. Le manque d’amour de ses parents.
Le temps passa et la vie de Pippa devint bien morne. Elle rêvait de faire des études universitaires mais les Anderson ne le voyaient pas du même œil. L’émancipation de la femme relevait de la fumisterie. Étudier ne permettait pas au sexe féminin de devenir une bonne épouse.
— Vos fichus bouquins vous sont montés à la tête, s’était insurgé Clifford Anderson. Jamais, au grand jamais vous ne mettrez les pieds dans une université ! Apprenez plutôt à cuisiner, cela vous sera bien plus utile !
Pippa avait serré les dents et les poings. Ce jour-là, elle célébrait ses dix-huit ans. Tous ses espoirs s’étaient envolés en un claquement de doigts. Ce qui aurait pu être un des plus beaux jours de sa vie s’était transformé en un véritable cauchemar. Elle mourait d’envie d’hurler. Mais cela ne ferait qu’aggraver la situation. Clifford savait se montrer sévère, parfois même un peu trop. Sa mère en gardait quelques cicatrices qu’elle camouflait sous une couche de poudre, appliquée avec minutie. Pippa espérait ne jamais avoir à épouser un tel monstre.
De l’eau avait coulé sous les ponts depuis ce triste épisode. Tout cela n’était plus qu’un lointain souvenir puisque dorénavant Pippa, paupières fermées, luttait pour sa survie. Depuis qu’ils avaient franchi les portes de la clinique, le personnel soignant muré dans le silence, refusait de leur parler. Qu’avait fait Pippa de si grave pour qu’on les ignore à ce point ?
Olivia posa sa main sur celle de sa fille et la serra tendrement. Cela faisait des années qu’elle ne lui avait pas témoigné une once d’affection.
— Je sors, s’exclama Clifford. Cela fait des heures que nous sommes postés à son chevet. J’ai des affaires à régler. Je reviendrais vous chercher plus tard, sauf si vous comptez vous éterniser dans cet endroit morbide.
— Entendu, répondit Olivia à demi-mots, assise aux cotés de Pippa, sur une vieille chaise en bois.
— Entendu ? C’est tout ce que vous avez à dire. J'oubliais que les mots ne sont pas votre fort.
— Rentrez. Je vais passer la nuit ici, trancha Olivia, tremblante.
Clifford l’effrayait autant que le sort de leur fille. Elle pouvait déjà imaginer sa réaction lorsqu’il découvrirait pourquoi Pippa avait été admise ici. Olivia n’était pas aussi idiote que son époux pouvait le prétendre. Ainsi, seules deux raisons pouvaient murer le corps médical dans le silence. Une tentative de suicide infructueuse et un avortement. Dès lors que Cliff l’apprendrait, leur fille ne serait plus, qu’à ses yeux, un être abject. Et même si Olivia n'avait jamais assumé pleinement son rôle de mère, elle refusait que sa seule enfant soit reniée par sa propre famille. Elle aspirait à de grandes choses pour elle. Un beau mariage, d’adorables héritiers, une vie de château, bref, qu’elle réalise le rêve qu’elle avait toujours eu.
Quittant sa rêverie, elle fouilla dans son sac à main et en extirpa un exemplaire de Crimes et Châtiments. Elle en fit la lecture à Pippa. Une première pour cette femme qui n’avait jamais eu la bonté de border son enfant. C’était comme si ce tragique évènement l'avait enfin dotée d’un instinct maternel.
Vingt ans trop tard, hélas.
Pippa venait de célébrer ses vingt-trois ans. Elle n’était plus une petite fille mais une femme. Une vraie. Elle avait grandi en s'efforçant de contenter ses parents, dans l’espoir qu’un jour, ils lui accordent l’attention dont elle avait besoin. Hélas, les choses avaient changé. Elle n’avait plus besoin de cette reconnaissance et de ce soutien inconditionnel. Son voyage et son expérience avec Tom lui avaient fait comprendre que si elle désirait avancer, elle devrait vivre avant tout pour elle-même et non pour les autres.
*
La montre d’Olivia afficha vingt et une heure lorsque des voix vinrent briser le silence dans lequel elle s’était enfermée. Ils semblaient proches, très proches même de la chambre. Son corps légèrement endolori par la rudesse de la chaise se traina vers l’étroite fenêtre donnant sur le couloir. C’est alors qu’elle les vit. Deux médecins. L'un deux, la quarantaine, visage fermé, ne cessait de se confondre en gestes. Le deuxième, bien plus jeune, l’écoutait avec intérêt. Cet échange suscita la curiosité d’Olivia. Et si Pippa était l’objet de leur débat ? Elle s’écarta discrètement de la fenêtre et colla son oreille contre le mur. Elle distingua nettement leurs voix.
— Un curetage de plus. Encore, un œuf qui ne semblait pas décidé à s’éjecter naturellement. C’est le troisième cette semaine. Le monde ne tourne pas rond.
— Y-a-t-il eu des complications ? renchérit une voix qui n’avait pas encore totalement achevée sa mutation.
— Je l’ignore. Elle avait déjà perdu beaucoup de sang. Nous avons stoppé l’hémorragie tardivement. Il y a une forte probabilité qu’elle puisse plus concevoir d’enfants.
— La famille est-elle au courant ?
— Nous ne lui avons rien dit pour le moment.
— Pourquoi cela ? s'étonna le jeune médecin.
— Avec ce nombre croissant d’avortements illégaux, je me demande si cette jeune femme n’a pas précité la mort de cet enfant.
— Etes-vous certain de ce que vous avancez ? A-t-elle des traces de mutilations ?
— Aucune … C’est bien cela qui me chiffonne.
— Alors laissons les autorités chasser les criminels. Ce n’est qu’une banale fausse couche. Cette femme a un corps frêle qui n’a pu permettre à l’embryon de se développer correctement. Laissons cette pauvre femme tranquille.
— Vous avez sans doute raison, capitula l’homme d’âge mur.
— J’ai toujours raison, le railla-t-il. Allons-y, ma mère m’attend pour le dîner.
Olivia, la main plaquée sur sa bouche, n’osait bouger. Ses jambes étaient lourdes et ses doigts enclins aux fourmillements. Elle ignorait depuis combien de temps, elle arborait cette position. Mais cela n’était que le cadet de ses soucis. Savoir que sa fille avait pu utiliser un objet tranchant ou un scoubidou, armée d’eau de javel, pour mettre fin à la vie qui germait en elle lui glaçait le sang. Pire, avait-elle mis les pieds chez ces faiseuses d’anges ?
Olivia ne cessa de se tourmenter, incapable de lever le voile sur cette sombre affaire. Comment avait-elle pu être aussi aveugle ? Elle tenta, inlassablement, de démêler le vrai du faux. En vain. Condamnée à attendre sur l’unique chaise en bois qui ornait la pièce, Olivia rumina une bonne partie de la nuit. Epuisée, elle somnola avant d’être plongée dans un sommeil sans rêve. Lorsque le soleil se leva enfin, les pas du personnel la réveillèrent.
— Menteurs ! Charlatans ! Ma fille enceinte ? Vous vous trompez !
Cette voix familière brisait la quiétude qui régnait encore. Clifford Anderson hurlait à en perdre la parole.
— Elle ne l’est plus, le corrigea l’infirmière, tremblante.
Même ses ongles peints dans une teinte vive semblaient sur le point de se décoller.
— Où est-elle ? Je dois lui parler ! poursuivit Clifford, borné comme un âne.
— Dans sa chambre.
Clifford accéléra le pas, la petite femme ronde sur ses talons.
— Que comptez-vous faire ? Elle n’a même pas repris connaissance, tenta-t-elle de l’arrêter.
Clifford continua de presser le pas.
— Et alors ? rétorqua-t-il. Je ne la laisserai pas sans sortir aussi facilement ! Elle doit répondre de ses actes.
— Calmez-vous, Monsieur ou je serais contrainte d’en avertir la sécurité.
— Appelez-les. Allez-y. Si vous croyez que ça me fait peur, vous vous fourrez le doigt dans l’œil !
Il ouvrit la porte de la chambre, regarda d’un air mauvais son épouse et s’avança vers le lit d’hôpital.
— Qu’y-a-t-il ? murmura Olivia.
— Ne jouez pas les ignorantes ! Vous saviez tout depuis le début et vous ne m’avez rien dit ! Maudite femme !
— Nous ne nous sommes pas vues depuis deux mois. Comment aurais-je pu avoir connaissance de quoi que ce soit ?
— Vous passiez votre temps suspendu au téléphone !
— Et vous n’avez pas perdu une miette de nos échanges. Alors de quoi croyez-vous que nous parlions ?
Clifford leva le poing.
Pippa aurait préféré ne pas reprendre connaissance en cet instant précis. Ainsi, elle aurait évité d’assister à cet esclandre. L’hôpital tremblait sous les accès de colère de Clifford Anderson. Et elle était la cause de tout ce raffut. Elle leur devait la vérité. Mais, comment Tom réagirait-il lorsque cette tare lui incomberait ? Elle préférait encore porter, seule, cette humiliation que prendre le risque de mêler la famille Harris à cette histoire. Si les Harris se retournaient contre les Anderson alors ils pourraient dire adieu à leur vie paisible sur Belgravia. Cette famille puissante et redoutable refuserait de voir sa réputation mis à mal par la faute d’une jeune écervelée.
La jeune femme garda ses paupières clauses, craignant d’affronter la réalité, alors que son père luttait pour ne pas la mettre en pièces. Mais son corps, lui, ne semblât pas décider à se taire. Prise d’une violente quinte de toux, elle fut contrainte de faire face à son destin.
— Infirmière ! hurla Olivia, comprenant que sa fille revenait à elle. Infirmière !
Des talons claquèrent contre le carrelage, jusqu’à ce qu’ils ne deviennent qu’un bref murmure. Un jeune médecin de la veille pénétra dans la pièce, s’avança vers Pippa et se saisit de sa lampe à clip. Il souleva une paupière, puis une autre, sous un silence de plomb.
— Bien. Très bien même.
— Bien ? Qu’est-ce que cela signifie Docteur ? demanda Olivia, le souffle coupé.
— Que votre fille est sortie d'affaire.
Olivia respira à nouveau, soulagée. Elle se hâta vers le lit et serra la main de sa fille, ignorant les recommandations du corps médical.
— Pippa, tu m’entends ?
La jeune femme se décida à ouvrir les yeux. Son petit jeu avait pris fin avant même de démarrer.
— Dieu soit loué ! souffla Olivia.
La gorge sèche, Pippa déglutit péniblement.
Olivia se pencha vers la table de chevet et s’empara d'une carafe d’eau. Elle versa une partie de son contenu dans un verre.
— Tiens, ça te fera du bien, lui dit-elle avec tendresse.
Pippa, surprise, accepta son geste. Jamais encore sa mère ne lui avait témoignée autant de gentillesse. Craignait-elle qu’elle parle de cette fameuse après-midi chez les Thompson ?
— Laissez-là respirer, la raisonna le médecin, les yeux baisser sur son carnet. Elle a besoin de repos.
— Elle a bien assez dormi, s’impatienta Clifford. Il est temps de nous donner des explications jeune fille.
L’homme en blouse blanche leva les yeux et tendit son calepin à son infirmière. Il plongea ses yeux dans ceux de ce père, fou de rage, espérant mettre un terme à ce spectacle des plus affligeant.
— Cessez donc votre cinéma et comportez-vous comme un gentleman. Vous perturbez nos patients. Un mot de plus et je vous mets dehors. Est-ce que c'est clair ?
Clifford se retint de lui envoyer son poing en pleine face. Il détestait les donneurs de leçon. Il maugréa :
— Vous êtes tous de mèche, c’est ça ? Non ! NE ME DITES PAS QUE VOUS LE COUVREZ ?
— Taisez-vous, le supplia l’infirmière. Vous êtes dans un lieu de repos, pas dans un cirque !
Clifford balaya son intervention d’un geste de la main. Il n’allait pas se faire dicter sa conduite par une femme. Une vieille fille en plus !
— Il est ici, pas vrai ? s'obstina-t-il. Je comprends mieux votre petit stratagème.
— Cessez de vous comporter comme si je n’étais pas là, gémit Pippa, blafarde.
Le jeune médecin, perdant patience, fit signe à son infirmière et tous deux s’éclipsèrent de la pièce, conscients que ce combat n’était plus le leur. Ils ne leur restaient que quelques mètres à faire et bientôt la sécurité s’occuperait de ce bougre.
Loin de se douter de ce qui se tramait, Clifford continuait de s’insurger. Cette fois, il pouvait enfin agir selon sa guise. Et si Pippa n’avouait pas rapidement, il serait contraint d’employer la manière forte.
— Comment voulez-vous que nous réagissions ? Je vous traiterais avec respect le jour où on se sera décidé à me dire qui est l’auteur de cette vaste blague.
— Cela n’a rien d’une blague, rétorqua Olivia.
— Ah oui et de quoi ça à l’air ? Notre fille s’est fait engrosser par un voyou ! Il n’y a rien de plus à dire !
— Ce n’était pas un voyou, murmura Pippa.
— Bah voyons ! On aura tout vu !
Clifford était à deux doigts de s’arracher les cheveux.
— Vous seriez surpris, père. Il vous est bien plus proche que vous ne le pensez. Vous l’admirez même.
— Comment osez-vous ? vociféra-t-il, les joues en feu.
Pippa retint ses mots. Elle ne voulait pas que Tom réapparaisse dans sa vie. Pourtant, elle mourait d’envie de l’humilier autant que lui venait de le faire. Alors, encore sous l’emprise des calmants, elle lâcha :
— Vous tenez tant à savoir qui a commis ce geste innommable ? Très bien. Adressez-vous à Tom Harris. Peut-être osera-t-il enfin reconnaître ses torts...
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