DEUXIEME PARTIE

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Chapitre 17

16 octobre 1963 – Deux mois plus tard

Entre les fleurs, la liste des invités et le buffet, Pippa ne savait plus où donner de la tête. Ce matin encore, elle avait dû faire preuve d’ingéniosité pour échapper à une énième entrevue avec le fleuriste. Cela faisait des jours qu'il tentait de la persuader de remplacer les lilas par des lys. Pas de couleurs vives ! houspillait-il encore. Du blanc ! Rien que du blanc. Symbole de l’engagement, du respect et de la sincérité. Je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un aussi peu soucieuse des conventions. 

Incapable d’en entendre d’avantage, la jeune femme s’était enfermée dans le dressing des Harris. Elle détestait ce manoir. Chaque pièce, chaque recoin lui rappelaient l’erreur qu’elle avait commise. Seuls, les Anderson semblaient se réjouir de la situation. Clifford touchait son rêve du bout des doigts, Cordélia aussi. Elle, qui, avait longtemps espéré que sa fille devienne une femme accomplie. 

Les crissements de pneus d’une Jaguar sportive attisèrent la curiosité de la jeune femme. Intriguée, elle poussa les chemises, robes et costumes suspendues puis s’extirpa de sa cachette. Une portière claqua. Pippa s’avança vers la fenêtre ronde et jeta un coup d’œil à l’extérieur. Les feuilles jaunies virevoltaient le long de l’allée gravillonneuse. Selon les dires des Harris, ce cadre bucolique faisait saliver les plus grands noms du cinéma. Mais une ombre venait entacher ce plateau de tournage fictif. La présence d’un homme que Pippa aurait préféré ne plus rencontrer. Cet amant mystérieux qui ne cessait de croiser sa route. Alors que la situation n’aurait pu être pire, Olivia Anderson sortit de la cuisine pour le rejoindre. Elle attrapa sa main et tous deux pénétrèrent dans les écuries.

Charmant ! songea Pippa, amère. Il ne manquait plus que son père les surprenne et bientôt, elle témoignerait à leur procès. L’affaire Anderson vs Anderson. Le mari bafoué poursuit son épouse pour adultère. Navrant.

Préoccupée, la jeune femme descendit les trois étages de l’immense demeure sur la pointe de pieds, craignant d’être freinée dans son élan par le fleuriste, le traiteur ou encore les Harris, eux-mêmes.  Ils prenaient à malin plaisir à la regarder de travers quand ils ne la comparaient pas à Elisabeth, l’ex-femme de Tom. Bien plus brillante, plus jolie aussi et malléable que Pippa, les Harris ventaient continuellement ses mérites. Pourtant, dès lors qu’il s’agissait d’évoquer les circonstances tragiques de la disparition de cette chère Elisabeth, la famille se murait dans le silence. Attisant davantage le mystère, ils témoignaient, à leur manière, de l’animosité qu’ils portaient à l’encontre de sa future épouse. Sa conduite irresponsable était la cause de tous leurs maux. Ce mariage, préparé à toute hâte, n’était qu’une illusion dans le but d’éviter que les langues se délient. Tous savaient que si Tom l’épousait ce n’était ni pour sa fortune, ni pour l’amour qu’il lui portait. Quoi que son jeu d’acteur fût tout à fait remarquable. 

Non.

Il cherchait à acheter le silence de son entourage. 

Pippa traversa la cour et pénétra dans les écuries. L’odeur du foin lui chatouilla les narines. Elle s’approcha du box dans lequel s’étaient cachés les deux amants puis distingua la voix de sa mère. Douce et froide à la fois.

— Clifford sait tout. S'il te voit ici, j’ose à peine imaginer ce qu’il te fera.

Olivia caressa tendrement le visage de son amant. 

— Quitte-le Olivia. Quitte-le ou il finira par avoir ta peau.

— Tu sais bien que je ne peux pas, répondit-elle à contrecœur.

Sa chevelure proche du roux mettait parfaitement en valeur son teint rosie par l’émotion.

— Et tu crois que renoncer à quatre années d’amour est une solution ? Je ne veux pas que nous nous retrouvions dans un coin, à la sauvette, comme deux éternels adolescents.

Olivia ricana. D’un rire nerveux, presque jaune.

— Et où irions-nous ? A la campagne ? ironisa-t-elle.

Il détestait quand elle prenait ses grands airs. Son attitude la rendait méprisable.

— S’il le faut, oui, insista-il, incapable de la perdre.

— Et bien je le refuse. Pas maintenant que la chance me sourit enfin.

Elle leva le menton comme à chaque fois qu’elle cherchait à prendre l’ascendant sur lui.

—Ton reflet dans la société est donc tout ce qu’il t’importe ? s'agaça-t-il. Si tu crois que tu seras mieux vu aux côtés cet homme, tu te leurres. Partons ensemble, la supplia-t-il. 

Olivia s’appuya contre le box puis croisa les bras contre sa poitrine, déterminée à obtenir gain de cause.

— Et en quoi m’afficher à tes côtés est-il meilleur ? J’imagine déjà la presse s’emparer de ce scoop. Qui est Olivia Anderson, la maîtresse de Maximilian Donovan, fils de la grande actrice Aimée Lestrange ?

Pippa tomba des nues. Alors comme ça, cet homme était le fils d’une célébrité mondialement connue. 

— Car tu crois que flâner dans les rues de Londres en compagnie d’un tueur est plus approprié ?

Il savait combien la raisonner lui serait difficile. Elle, qui, avait des opinions bien affirmés. Mais, il refusait de la laisser l’emporter si facilement. Il n’était pas prêt à ce qu’elle l’abandonne.

— Ne dis pas de bêtise, le raisonna-t-elle.

— Tout le monde le sait. Tu es la seule à te voiler la face. Tu crois que son épouse se serait donnée la mort d’une façon aussi brutale ? Il l’a tuée, ses parents le couvre et toi, aveuglée par ta soif de renommée, tu jettes ta fille dans la gueule du loup ! 

Maximilian leva les bras au ciel et plaça ses mains derrière sa nuque, nerveux. Hélas pas autant que Pippa, qui, sous la surprise d'une telle annonce, s’électrisa. De quoi parlait-il, bon sang ? D’accord Tom n’avait pas porté le deuil de sa femme bien longtemps, était bien loin d’être un saint mais tout de même. On parlait d’assassinat pas d’une partie de croquet ! Rongeant l’ongle de son pouce, elle se demandait comment elle avait pu passer à côté d’une telle information. En proie à de nombreuses interrogations, Pippa fonça tête baissée, dévoilant sa présence. 

— Et comment s’y est-il pris au juste ?

*

“6 septembre 1962

Maximilian Donovan lâcha sa raquette et s’empara d’une serviette propre. Jouer contre Roy Sullivan n’était pas une mince affaire, son revers aussi stratégique que redoutable lui donnait du fil à retordre. Bon perdant, il tendit une poignée de main à son adversaire et se retira dans les vestiaires. Il rejoindrait sous peu Olivia Anderson au Blue Paradise et lui ferait l’amour jusqu’à la nuit tombée. Mais alors qu’il pensait pouvoir filer discrètement, il fut rattrapé par Richie Spinster. Un vieil ami d'Oxford.

— Partant pour un brandy ? lui proposa-t-il 

Maximilian consulta sa montre. Il avait une heure devant lui.

— Allons-y.

Ils s’installèrent en retrait des autres membres du club, à proximité d’un paravent ajouré en osier. D’aussi longtemps que Maximilian s’en souvenait, Richie n’avait jamais particulièrement apprécié la foule. Le restaurant était aussi raffiné que minimaliste. Chic sans être pompeux. Mais surtout plein à craquer. Peu idéal pour un homme mal à l’aise en société.

— Alors, que deviens-tu Maximus le génie ? lui demanda-t-il d’un ton narquois.

Les années filaient à toute vitesse mais son surnom ne cessait de le suivre. Telle une moule collée à son rocher. Tout cela car il était le premier en tout à l’université. Ce qui attisait la jalousie de ses camarades.

— Et toi Richie ? rétorqua-t-il, ne tenant guère à déballer sa vie privée à une vieille connaissance qu’il n’avait plus vu depuis des lustres.

— Je travaille pour Bergman& Nelson. Au service contentieux. Tom Harris, son directeur, est un type prometteur. Je lui dois beaucoup. Ouais... Un chouette gars ce Tom.  Dommage que sa vie sentimentale soit si chaotique. Si elle venait à s’ébruiter, elle briserait son image. Peut-être même sa carrière. Pour sûr !

Maximilian plongea son index dans son brandy et fit tournoyer les glaçons. Il n’était pas un fervent admirateur de ragots. Il trouvait cela des plus ennuyant.

— Mais bon... à leurs yeux je ne suis qu’un homme de droit. Un pion parmi tant d’autres, poursuivit-il pour lui-même.

Il se perdit dans la contemplation de son dessous de verre.

— Et toi Maximus, que deviens-tu ? Tu es marié et tout le tintouin ?

Maximilian planta son cure dent dans une olive verte, espérant esquiver le sujet encore un peu. Par chance, Richie reprit son monologue. 

— Remarque, il est préférable d’être célibataire par les temps qui courent. Si c’est pour finir comme ce pauvre Tom Harris, trainé dans la boue par une trainée, je préfère autant rentrer dans les ordres ! Tu l’ignores peut-être mais cette femme était aussi venimeuse qu’une vive. Tom faisait bonne figure mais cette vipère jouait avec ses nerfs. On s’en était tous rendu compte. Sauf peut-être les Harris eux-mêmes. Pour ne pas s’en apercevoir, il aurait fallu être aveugle... Tom s’enfermait dans son bureau, pendu au téléphone. Il en sortait bien plus tard tel un zombie. Il nous parlait peu mais nous savions que c’était elle qui le poussait à bout. 

Si cette histoire ne défrayait pas le chronique depuis plusieurs semaines, Maximilian n’aurait pas compris un traitre mot de cet échange. Or, les Harris faisaient la une de tous les tabloïds. Et pour cause, les circonstances qui entouraient la mort de son épouse alimentaient toutes les discussions. Et faisant, même, les choux gras des journalistes. Chacun voulait y mettre son grain de sel. D’ailleurs, il devint difficile de croiser une connaissance ou un passant qui n’exprimait pas son opinion sur cette affaire. A l’exception peut-être des Anderson. D'Olivia plus particulièrement. 

— Tu sais ce que j’en pense ? Si Tom l’a tué, je ne le blâmerais pas. Pas étonnant qu’il ait été voir ailleurs. Son mariage était voué à l’échec. Il n’y avait plus d’amour entre eux. Elle n’était même pas capable de lui donner un héritier. Elle ne lâchait même pas ses gants et ses lunettes de soleil en société ! Tout cela pour jouer les séductrices... Cette femme était un monstre. Tu sais, comme cette folle qui met le feu, dans l'œuvre de Charlotte Brontë. C’était quoi le nom de ce bouquin déjà ? Miss Farewell, notre professeur de lettres, ne jurait que par cet ouvrage. Ah oui, ça me revient. Jane Eyre. Sauf que lui a eu le courage de la jeter par la fenêtre. C’est tout ce qu’elle méritait. Pas étonnant qu’il ait été voir ailleurs tout ce temps. ”

*

Maximilian se souvenait de cet échange comme si c’était hier. Premièrement, car à l’exception de ces bouquins de cours, il n’avait jamais ouvert un livre. Avant chaque examen de littérature, il soudoyait un de ses camarades pour qu’il lui dégotte les sujets de l'épreuve. Deuxièmement, car il s’était tue, tel un lâche. Or, pendre parti au sein de la haute société était risqué. Si vous aviez le malheur de vexer un de leur membre, toute la tribu se retournait contre vous.

— Cela ne veut rien dire chéri, murmura Olivia, faisant face à une Pippa médusée. Cet homme n’était qu’un racontar qui idolâtrait Tom. Je ne suis même pas sûr qu’il sache qui il est.

— Crois ce que tu veux. Mais ce type n’est pas net. Il court après les femmes comme un gamin dévorait des bonbons. Et ta fille ne pourra contrer ses pulsions animales. La nature l’a fait ainsi, elle ne pourra pas le changer.

Pippa retint son souffle. Elle était à deux doigts de l’envoyer valser. Tous les deux l’ignoraient royalement. Et cela avait le don de l’agacer.

— Et que croyiez-vous faire ? N’est-ce pas tout aussi réprimandable ? les rappela-t-elle à l’ordre, bien qu’elle ne défendît pas Tom une seconde.

— Ce n’est pas comparable, répondit Maximilian.

C’est ça ! songea Pippa pour elle-même. Voler la femme d’un autre n’était rien. Si ce n’est qu’une banale distraction. On aura tout vu !

— Je trompe mon époux, tout comme Tom trompait sa femme. Tu penses que je désire me débarrasser de lui ?  lâcha Olivia. Le tuer ? Mon dieu ce que tu peux être obstiné et irrationnel parfois, darling.

Maximilian soupira. Olivia tenait tellement à sa famille qu’il était difficile de lui faire entendre raison. Elle sortit une boite en fer de sa poche et porta une cigarette à ses lèvres carmin. Puis, s’avançant vers Tom, la quarantenaire passa ses doigts fins dans les cheveux de son amant avant de le gratifier d’un de ses rares sourires. L’espace d’un instant, cette épouse infidèle oublia tout : Pippa, les conséquences de ses actes, son mariage... Bien qu’elle soit constamment en désaccord avec Max, il n’y avait que lui. Elle l’aimait depuis le premier jour. 

Embarrassée, humiliée de devoir garder ce secret pour elle, Pippa s’échappa des écuries. Elle courut comme elle n’avait jamais couru alors. Elle ignora combien de temps sa course dura. Ce qu’elle retint, c’est que le souffle court, les jambes en coton, elle fut contrainte de s’arrêter sous un chêne centenaire. Haletante, elle s’appuya contre son tronc puis ferma les yeux, tentant de reprendre ses esprits. Mais elle ne pouvait occulter de sa mémoire ce qu'elle venait d’apprendre. Si toute cette histoire autour de Tom était bien vraie, devait-elle encore l’épouser ? Ou bien prendrait-elle le risque de finir comme sa défunte épouse dans le seul but de préserver son image ? 

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