Chapitre 18

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26 février 1964

La nuit tombait sur le domaine dissimulé parmi les arbres séculaires. L’aile ouest du manoir, faiblement éclairée, laissait entrevoir une silhouette. 

Pippa posa son stylo, froissa sa feuille, ferma son écritoire puis se servit un verre de Martini. Pour une fois qu’elle se trouvait seule, il avait fallu que l’inspiration la délaisse. Peut-être était-ce la faute à ce château aussi effrayant que sa vie était lasse. Elle versa trois glaçons dans son verre et alluma le tourne disque. Solomon Burke entonna les premières notes de Cry To Me et la jeune femme entreprit quelques pas de danse. 

Depuis leur mariage, Pippa et Tom s’étaient installés dans une toute nouvelle propriété. Au plus grand dam de Pippa, qui détestait chaque particule de cet endroit. Tout y était trop vaste, austère et glacial. Coupée de Londres, de ses proches, la jeune femme peinait à sortir la tête de l’eau. Elle se sentait comme esclave de ce décor grotesque. 

Mais ce soir Tom n’était pas là, alors elle n’avait pas à se morfondre et profiter de cet instant de répits. Elle avala d’une traite le contenu de sa coupe, déchaussa ses babies et ses pieds entrèrent au contact de la pierre. Froid mais si agréable, songea-t-elle. 

Elle se resservit un verre et se trémoussa. Pour la première fois depuis des mois, elle se sentit en osmose avec elle-même, oubliant les tracas du quotidien. 

Car Pippa ne pouvait s’empêcher de se répéter que si elle avait eu d’autre choix que celui d’épouser Tom Harris, alors elle ne serait pas enchainée dans cet enfer. Or, satisfaire ses parents étaient ce qui lui importait le plus. Même si cela devait se faire à son détriment. Tant qu’elle pouvait écrire, alors se marier ne pouvait pas être si terrible. Du moins c’est ce qu’elle pensait. 

Eh oui !

Tom n'avait rien d’un mari exemplaire. Lorsqu'il avait quelque chose en tête, il faisait tout pour mener à bien son projet. Et ce au détriment de son épouse.

Ainsi, il avait acquis cette bâtisse repoussante, malgré le refus catégorique de Pippa. 

Si seulement les choses avaient pu s’arrêter là.

Mais non, il fallait qu’il prenne un malin plaisir à l’accabler. Son éternel Gin à la main.

Mais, là encore, ce ne fut rien. Car, Pippa redoutait plus que tout au monde les excès de violence de Tom. Pas un miroir n’avait résisté à ses coups de colère. Alors, Pippa faisait tout ce qui était en son pouvoir pour apaiser ses phases colériques. Répondant ainsi à son devoir conjugal, même si cela signifiait qu’elle passerait des heures dans l’eau, à se récurer sous tous les angles. Et jusqu’à ce que sa peau soit entièrement flétrie. 

Cet homme la dégoutait. Tout en lui était synonyme de débauche. 

Saoul, Pippa s’assoupit sur la banquette en velours. Sans même prendre le temps de retirer ses vêtements. 

*

Le crochetage d'une clef dans la serrure réveilla Pippa. Elle jeta un œil à l’horloge. Celle-ci affichait trois heures trente. Son cœur s’accéléra. Tom ne devait pas rentrer avant demain matin. Certaine de passer un sale quart d’heure dès qu’il la surprendrait dans cet état, Pippa s'empressa de regagner sa chambre. Trop tard, hélas. L’escalier craquait déjà sous ses pas. Décontenancée, elle resta figée au beau milieu de la pièce, telle une statue de cire. Tom atteint le palier et tituba vers la pièce éclairée. Il lui avait menti. Il ne passait pas sa nuit à éplucher un des plus gros dossiers de sa carrière.

Non !

Il avait encore passé sa soirée à écumer les bars. 

— Je ne vous attendais pas aussi tôt, murmura Pippa, la gorge nouée, toujours incapable de le tutoyer.

— Que fais-tu encore debout ? Tu devrais être couchée depuis tes heures. Que faisais-tu ? lui reprocha-t-il.

Ses yeux luisant se portèrent sur l’amas de papier recouvrant le pupitre. 

— Encore et toujours ces futilités, maugréa-t-il. 

Tom souleva la bouteille de martini à moitié vide et la fusilla du regard.

— Et ça ? Crois-tu pouvoir agir comme à ta guise sous mon toit ?

— Je n'ai touché à rien, feinta-t-elle. J’écrivais une lettre à ma famille.

— Comment oses-tu me mentir ? 

Pippa secoua la tête en signe de négation. Inutilement, hélas. 

— Je n’ai pas vu l’heure. J’ai fini par m’endormir sur la banquette.

— Tu empestes l’alcool, enchaina-t-il machinalement, sans la quitter du regard.

Elle serra les dents puis s’aventura à prononcer quelques mots :

— Que devrais-je dire de vous ? 

— Qu’as-tu dit ?

Il s’appuya sur le bureau puis fit valdinguer avec ardeur le tas de feuilles qui y gisait, à travers la pièce. 

— TU VOIS CE QUE TU ME FORCES A FAIRE ? s'emporta-t-il.

Pippa se recroquevilla sur elle-même, abasourdie. Briser du verre était une chose, s’en prendre indirectement à elle, une autre. 

Tom chancela vers elle, avec lourdeur puis se baissa pour lui faire face. Il colla son visage contre le sien. Ses pupilles étaient dilatées, son haleine sentait le gin à plein nez, pourtant, il trouva suffisamment de force pour empoigner sa chevelure incandescente. Il la traîna d’un bout à l’autre de la pièce, hors de lui. 

— TU VAS ME RESPECTER, TU VAS VOIR ! SALE PETITE INGRATE. JE VAIS T’APPRENDRE LES REGLES DE CETTE MAISON ! 

Tremblante, Pippa ne broncha pas. Sonnée, aucun son ne parvint à sortir de sa bouche. La salle tournait fiévreusement, sa peau la brulait, mais la jeune femme fut plongée dans une léthargie profonde. L'attitude de cet homme, qu’elle pensait connaître, était bien plus blessante que les coups.

Elle tenta de reprendre le contrôle de ses jambes. En vain. Son corps entier était meurtri. 

Mais Tom ne semblait pas en avoir encore fini. Il l’empoigna par la nuque et la força à le regarder droit dans les yeux. Jamais encore Tom n’avait levé la main sur elle. 

— Dès aujourd’hui, tu cesseras de me vouvoyer. JE SUIS TON MARI PAS UN MINABLE ETRANGER. M’AS TU COMPRIS ?

La lèvre en sang, Pippa haletait.

— Oui, hoqueta-t-elle.

— Bien, la lâcha-t-il enfin. Va te coucher maintenant. Et range-moi ce bordel, veux-tu ?

Pippa à bout de force s’écroula.

*

Lorsqu'elle reprit connaissance, un oiseau bectait contre la fenêtre. Elle ouvrit les paupières difficilement. La douleur la tiraillait. Son oeil tuméfié s’attarda sur la table basse renversée, gisant face à elle. Elle comprit alors que Tom ne l’avait pas seulement traînée. 

Non.

Il s’était servi de son corps comme d’un bulldozer.

— Oh mon dieu ! Madame Harris ! Que s’est-il passé ? couina, Mary, leur bonne.

Ne parvenant pas à contenir son émotion, la domestique lâcha le plateau, qui s’écrasa sur le sol dans un bruit métallique. Elle se rua vers la maîtresse des lieux, blanche comme un linge. Pippa la pria de se taire. Elle ne tenait pas à ce que son époux entra à nouveau dans une rage folle. 

— Calmez-vous Mary. Je suis tombée. Je n’aurais pas dû boire autant...

Elle esquissa un sourire, mais sa lèvre entaillée lui rappela qu’elle ne pouvait dissimuler ses ecchymoses aussi facilement. La jeune fille baissa les yeux, mortifiée. 

— Monsieur vous attend pour le petit déjeuner. 

— Est-il déjà installé ? paniqua Pippa à l’idée de le décevoir encore.

— Oui.

Avec l’aide de Mary, la jolie rousse prit appui sur le canapé pour se mettre sur ses jambes. 

— Pouvez-vous ranger ce désordre avant que Tom ne s’en aperçoive ?

— Bien Madame, s’exécuta la bonne.

Pippa clopina jusqu’à sa chambre puis s'installa face à la coiffeuse. Elle porta de la poudre sur sa joue légèrement entaillée et son œil droit aussi gonflé qu’une boule de pétanque. A présent, elle devra apprendre à camoufler ses blessures. Tom ne s’arrêterait pas en si bon chemin. Il recommencerait à nouveau.

Apprêtée et aussi tendue qu’une arbalète, la jeune femme descendit difficilement les escaliers. Sa jambe la faisait atrocement souffrir. Le souffle court, prenant sur elle, elle pénétra dans la salle à manger. Tom, en bout de table, lisait le Times. Pippa s’installa face à lui, sans que ce dernier ne prenne la peine de lui adresser un regard. 

La jeune femme se servit une tasse de thé. La douleur lui coupait l’appétit. 

— Tiens, les Howard ont donné naissance à un garçon, l'informa-t-il, d’un ton réprobateur. Je sens que dès mon retour au bureau, je vais avoir droit un tout un flot de questions. 

Il se racla la gorge.

— Tom, vous n’avez rien à me dire ? Pas encore de brioche au four ? Il faut s’y mettre mon vieux, imita-t-il James Howard avec amertume.

Il ferma son journal.

— Je me contenterais de l’observer avec un grand sourire. Que serais-je censé faire d’autre ? Lui dire que mon épouse préfère se saouler à outrance plutôt que se concentrer sur sa vie familiale ? Qu’elle est incapable de concevoir un héritier car elle préfère faire joujou avec son imagination plutôt que de prendre soin de son époux ?

Il tapa du poing sur la table, furieux. 

— Eh bien il va voir de quel bois je me chauffe.

Pippa écarquilla les yeux. 

— DANS LA CHAMBRE TOUT DE SUITE ! brailla-t-il.

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