Chapitre 2

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La surprise est l’épreuve du vrai courage — Aristote

Le moteur ronronne dans l’air frais du matin, un bruit rassurant et hypnotique. Maxime tient le volant, les yeux rivés sur la route, guidé par l’habitude. L’aube, pudique, se dévoile, laissant éclore ses couleurs chatoyantes sur l’horizon.

Dans mon sac à dos, l’alouette attend, emmaillotée dans une vieille chaussette trouée, rescapée du fond d’un tiroir et promue, malgré elle, au rang d’accessoire héroïque. Qui, à part moi, partirait à l’aube avec un oiseau négligemment emmitouflé ? Sans réfléchir. Comme d’habitude.

Je suis un impulsif compulsif – le genre de gars qui dit oui avant d’entendre toute la question.

Mes doigts tambourinent sur le volant, un rythme qui trahit mon agitation… ou un besoin urgent de café. Des bribes de l’entretien de la veille me reviennent, éparpillées comme les pièces d’un puzzle incomplet.

Vendredi après-midi. Bureau de M. Boisverdin. Une ambiance à couper au couteau.

Je suis assis là, rigide comme un mannequin de vitrine. Boisverdin, mon patron, n’a rien de menaçant en apparence, mais cette lueur dans ses yeux… Un éclat curieux, à mi-chemin entre « Je vais te raboter un peu pour voir ce qui se cache dessous » et « Tu es sur le point d’entrer dans un chapitre très étrange de ta vie ».

— Maxime, dit-il en marquant une pause dramatique. Votre sculpture… est surprenante. Très singulière.

Stoooooop. Pause. Vous auriez réagi comment ? Moi, j’attendais plutôt une réprimande : « Alors, on se sert dans la réserve sans rien demander ? » Mais un compliment, sur un truc que je ne suis même pas sûr d’avoir fait ? C’est le choc. Les compliments sont rares. Trop rares. Au point que j’en viens à douter de ses mots.

— Vous avez un don, continue Boisverdin. Mais… il y a autre chose.

Autre chose ? Qu’est-ce qu’il insinue ? Une dette karmique à régler ? Un secret que j’ignore ? Je reste figé, la bouche entrouverte, version gobe-mouches.

— Je vais être direct, reprend-il. Il y a un endroit où je veux que vous vous rendiez.

Il y a des moments où tout déraille. Où un chemin invisible jusque-là surgit, imposant une direction inconnue.

Boisverdin me parle d’un village abandonné, un nom improbable qui invite aux commentaires : Le Poil. Oui, c’est son vrai nom. Non, je ne ferai pas de blague. Il est perdu quelque part dans les montagnes du sud. Je n’ai pas beaucoup de détails, juste quelques indications griffonnées sur un bout de papier.

— Débrouillez-vous. Partez demain matin sans faute. Vous serez attendu.

Le ton est sans équivoque. Impératif. Sans échappatoire.

Je sors de son bureau, perplexe, comme si on venait de me demander de réparer l’univers avec un tournevis.

Mon mal de tête s’accroche, rappel silencieux que rien de tout cela n’a de sens. Comme un invité indésirable qui refuse de partir.

Retour au présent.

Maxime cligne des yeux et soupire, ramenant son attention sur la route – ou du moins sur ce ruban sinueux qu’on ose appeler route. La voiture que j’ai louée à la dernière minute a autant de charme qu’un grille-pain. Mais elle roule. Elle possède l’air conditionné, ce qui relève du miracle.

J’inspire profondément, histoire d’apaiser mon cerveau en ébullition. Peine perdue. Les questions rebondissent dans ma tête comme des kangourous sous amphétamines. Mon mal de tête est toujours là, fidèle compagnon d’infortune. Un médecin ? Pour quoi faire ? Lui expliquer que mon problème, c’est une alouette sortie de nulle part ?

Ah, cette fameuse alouette. Est-ce bien moi qui l’ai créée ? Puis-je recommencer ? Et pourquoi une alouette, bon sang ? Un pigeon, une mouette, une bête plus banale aurait fait l’affaire. Mais non, Maxime, toi, tu invoques une alouette, avec un niveau de détail qui ferait pleurer un ornithologue. Et le plus beau ? Je ne suis même pas sûr d’en avoir déjà vu une en vrai.

Les kilomètres défilent, emportés par mes réflexions comme une sitcom ratée qu’on regarde juste pour voir jusqu’où on peut sombrer. Coup d’œil à l’horloge : 9h15. Selon le GPS, le parking des Blaches n’est plus très loin. Joie.

M. Boisverdin a insisté : « Le Poil » ne s’atteint qu’à pied. Mon côté anglais a tiqué. Seuls des Frenchies pouvaient inventer un nom pareil. Je suis arrivé en France à 19 ans pour tenter de connaître cette mère française qui fuyait dans la folie. Son passé est un mystère, et sa nationalité est la seule certitude que je possède. Peut-être connaissait-elle cet endroit ? Je me raccroche à cette idée.

Je serre un peu plus le volant. Les instructions de Boisverdin flottent dans mon esprit, floues comme un rêve fiévreux. Pourquoi m’envoyer là-bas de cette façon si autoritaire ? Qu’espère-t-il que je trouve ?

La route se rétrécit, joueuse et perfide. Ah, tu croyais que c’était fini ? Tu vas voir ce virage. Et si un camion arrive en face… le ravin. Direct.

Enfin, le parking. Désert, sinistre. Bordé d’arbres fatigués, témoins silencieux d’on ne sait quoi. Pas un bruit. Pas un oiseau. Rien.

Je verrouille la voiture, sans trop y croire. À mon retour, elle sera peut-être encore là. Ou recyclée en abri à renards.

Je soupire. Bon sang, dans quoi me suis-je encore fourré ?

Une rencontre inattendue.

La marche s’avère éprouvante. Sous un soleil de plomb, chaque pas sur ce sentier escarpé s’arrache au prix d’un effort épuisant. L’air est saturé de chaleur, rendant chaque inspiration lourde. Mon sac me scie les épaules, rendant chaque pas plus pénible.

Au détour du chemin, une silhouette surgit. Une femme. Grande… ou du moins, elle me paraît grande. Ce n’est pas sa taille qui impressionne, mais sa manière de s’imposer, comme si l’espace lui appartenait.

Ses cheveux noir de jais, à peine retenus en une coupe courte désinvolte, ondulent légèrement au gré du vent. Pas longs, pas courts, juste assez pour qu’une mèche vienne caresser sa joue. Son visage, taillé avec une précision presque irréelle, est dominé par des yeux clairs, constellés d’éclats dorés. Pas juste beaux, mais perçants, scrutateurs. Comme s’ils cherchaient à comprendre – ou juger.

Ses lèvres se plissent dans un rictus entre amusement et agacement. Ses mains, expressives et sûres, bougent avec une économie de gestes qui trahit une habitude du contrôle.

— Oï ! T’as l’air paumé, toi.

Sa voix est sèche, un brin moqueuse. Elle avance d’un pas rapide et s’arrête à quelques mètres, bras croisés.

— Eh bien ! Muet, ou juste paumé ?

Je déglutis.

— Euh… Bonjour. Je… Je cherche Le Poil.

Un rictus amusé étire ses lèvres.

— Évidemment. Toujours la même histoire avec les gars de la ville. Sac trop lourd, chaussures pourries, et vous croyez que ça suffira ?

Rougissant, je me tais. Elle secoue la tête, mi-lasse, mi-agacée.

— Bon, suis-moi. Je préfère ça à entendre parler d’un « randonneur disparu » aux infos.

On avance. Je peine à suivre. La chaleur m’écrase. Mes jambes flanchent. Un vertige monte.

— T’as du mal, pitchoun ?

J’étire un sourire maladroit.

— Non… juste… j’admire la vue.

Elle plisse les yeux, sceptique, puis regarde l’horizon.

Une pause imposée.

Profitant de son inattention, j’essuie discrètement mon front trempé. Je peste contre ma négligence matinale : cette précipitation stupide qui m’a fait partir le ventre vide, la gourde oubliée sur la table. Et cette chaleur infernale…

Elle reprend la marche, ses pas rapides effleurant les pierres.

— On approche du sommet, dit-elle d’un ton neutre. Encore une petite demi-heure.

L’information me frappe comme un coup. Trente minutes ? Je serre les dents. Peu importe, je tiendrai.

Mais elle n’est pas dupe. Elle a vu mes gestes imprécis, ma respiration saccadée. À son sourire, elle n’y croit pas une seconde.

Son pas ralentit, et son regard attentif me met encore plus mal à l’aise. Puis, sans prévenir, elle s’écarte du chemin avec une assurance naturelle et me fait signe de la suivre. Trop épuisé pour protester, j’obtempère.

Quelques pas, et un murmure discret d’eau vive me parvient. Nous débouchons sur un torrent aux eaux cristallines, serpentant paisiblement entre des rochers couverts de mousse émeraude. Loin du tumulte du monde, ce lieu semble hors du temps.

Elle ne dit rien, mais son choix du lieu ne doit rien au hasard.

D’un geste assuré, elle désigne une large pierre plate, baignée d’ombre. Un ordre plus qu’une invitation. Je m’y effondre, chaque fibre de mon corps cédant à l’épuisement.

Le murmure du torrent emplit l’espace d’une mélodie apaisante. Pour la première fois depuis le début de la randonnée, je ressens un semblant de paix – fragile, précaire, mais suffisante.

Elle rompt le silence, sa voix tranchante d’ironie :

— Tu devrais boire et manger quelque chose, à moins que tu ne veuilles que j’appelle les secours dès maintenant.

Je baisse les yeux, sentant le rouge me monter aux joues. Elle a raison. Je n’ai ni eau ni nourriture. Et son humour caustique, bien que mérité, me fait sentir encore plus stupide.

Sans un mot, elle ouvre sa besace et en sort une barre de céréale et une gourde qu’elle me tend.

— Merci… murmuré-je, incapable de soutenir son regard.

Je bois. Je mange. Je me sens mieux.

Déjà que je ne suis pas à l’aise avec les autres… alors face à une femme énigmatique, cassante, ironique, et qui me prend en défaut, c’est encore pire.

Le temps file. Quand je lui rends la gourde, elle se redresse d’un mouvement brusque et parfaitement calculé.

Une arrivée sous tension.

— Allez, on se bouge, je n’ai pas que ça à faire, pitchoun.

Sa voix claque comme une gifle dans l’air immobile.

Je reste figé, surpris par la sécheresse soudaine de son ton. Puis, ravalant ma fierté, je tente un sourire forcé, vaguement ironique :

— Je vous remercie infiniment de votre sollicitude, mais je vous en prie, Madame, poursuivez votre chemin sans moi ! Je devrais pouvoir me débrouiller à présent.

Elle ne daigne même pas répondre. Son regard m’effleure brièvement avant qu’elle ne m’indique la direction d’un geste sec et impatient, comme si j’étais un fardeau toléré à contrecœur. Puis, sans un mot de plus, elle s’éloigne, fluide et déterminée.

Il me faut quelques secondes pour me ressaisir avant de me décider à la suivre, les jambes encore lourdes, étouffant une indignation croissante. Je n’ai rien demandé, après tout ! Cette pensée tourne en boucle, comme si me la répéter pouvait m’aider à comprendre son attitude.

Peu à peu, je retrouve mon souffle. La chaleur m’écrase moins, et mes pas se font plus légers. Le chemin, qui paraissait interminable, devient presque accessible. Mon chaperon, elle, a ralenti imperceptiblement. Deux heures que je marche. Chaque pas me rapproche de ma destination… et d’une résignation étrange à marcher derrière elle.

Le silence s’étire, et mes pensées s’y engouffrent. Fuir. Éviter. Effacer mes traces. Je suis passé maître dans l’art de l’esquive, prince de la fuite. Pas de famille sur qui m’appuyer. Je n’ai pas cherché à revoir ma mère, et l’Angleterre est loin derrière, avec mes larmes et mes regrets. Même ici, mon français impeccable n’a pas suffi à nouer de véritables attaches. C’est une constante : je traverse les lieux et les gens comme un courant d’air, sans laisser d’empreinte.

Cette alouette. Mon alouette.

Elle m’a échappé sans que je comprenne comment, jaillissant de nulle part, comme un secret révélé trop tôt. Et pourtant, il est là, suspendu dans l’air. Invisible, mais bien réel.

Un souffle plus frais caresse soudain ma nuque. Je frissonne, comme si quelque chose s’était ouvert devant moi. Instinctivement, je lève les yeux.

Soudain, le sentier s’ouvre sur une petite place bordée de maisons en ruine. L’apparition me prend au dépourvu. L’endroit est paisible, figé hors du temps. Au centre, une fontaine-lavoir magnifique s’étale sur une pelouse engageante, ses eaux limpides semblant défier l’abandon des alentours.

Je sors les instructions froissées de ma poche et les relis : Se rendre à la sortie du village et trouver M. Émile Chêneval.

Un frisson me parcourt. Pas un bruit. Pas un signe de vie. Je réajuste mon sac et inspire profondément avant d’avancer.

— Eh pitchoun, tu comptes aller où comme ça ?

Sa voix fuse derrière moi, ironique, moqueuse.

Je me retourne, surpris.

— Hum… Je dois… enfin, je suis censé rencontrer quelqu’un ici.

Elle croise les bras, son regard sarcastique.

— Et il a un nom, ce quelqu’un ?

Je baisse les yeux sur mes notes et relis l’indication griffonnée. Émile. Ce n’est pas féminin, au moins. Une pensée absurde qui me rassure légèrement.

— Émile Chêneval. M. Émile Chêneval.

— Ah ! Eh bien, continue de me suivre, pitchoun.

Elle repart aussitôt, comme si tout cela n’avait aucune importance.

Pitchoun. Encore. Ce foutu mot. Elle m’agace avec ce sobriquet dont je ne saisis ni le sens ni l’intention.

Et puis, qui est-elle, au juste ?

Sans réponse, je me remets en marche, déterminé à découvrir ce qui m’attend.

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