7 -

6 minutes de lecture

– Je veux voir mon maître.

Orion inclina la tête de côté, perplexe ; mais les deux autres avaient compris.

– Il parle de Sobroniel, grogna Gabriel. Le Créateur. Il l’a pris en apprentissage il y a longtemps.

Orion fronça les sourcils.

– Il lui a appris son art ? Metatron interdit d'avoir ce genre de liens avec les bâtards.

– Qui écoute Metatron ? rétorqua Seraphiel. Ce vieil imbécile est à moitié sénile. Il voit tout et pourtant il nous laisse faire ce qu’on veut ! La mort de Père l’a détruit.

– Je veux voir mon maître, répéta Iroël sans bouger. Il voudra me voir aussi. Je viens avec vous.

Blanche s’agita un peu dans ses chaînes.

Plan ? Iroël ? Ordres d’Aegeus ? Iroël avec nous.

Ça m’étonnerait, répondit Cornélia. Iroël a toujours fait bande à part. Lui, suivre un plan d’Aegeus ?

Orion toisa le jeune homme.

– Fais ce que tu veux. Va trouver Sobroniel si ça te chante. (Il sourit.) Mais ça m’étonnerait qu’il se souvienne de toi. Un bâtard de perdu, dix de retrouvés.

– Je suis son meilleur apprenti, rétorqua Iroël.

Les trois archanges s’esclaffèrent.

– Voyez-vous ça !

Orion lui adressa un signe négligent.

– Fais comme chez toi, alors.

Un sourire de pure arrogance éclaira son visage, soulignant sa beauté parfaite.

– Mais souviens-toi qu’ici, tu n’es rien. Tu n’es personne.

Il talonna la Mouche, qui obéit en silence ; et toute la cohorte s’en alla d’un pas pesant, les boyards transformés suivant leurs nouveaux maîtres. Cornélia voulut se retourner vers Iroël, mais Gabriel tira sur ses chaînes d’un coup sec pour la forcer à avancer. Son corps obéit malgré elle.

Quand Iroël leur emboîta le pas, elle entendait son cœur battre derrière elle. Il était calme et lent, certains de ses actes. Bien différent de ceux des boyards, qui battaient à tout rompre en craignant le futur qui les attendait.

***

L’odeur de l’urine, de la crasse, de la sueur.

Voilà ce qui flottait dans leur nouveau foyer. Voilà ce qui agressa les narines de Cornélia lorsqu’elle découvrit cette enfilade de cages étroites, dans lesquelles hurlaient des créatures rendues folles par leur captivité.

Voilà ce à quoi Aegeus les avait condamnés.

Ils avaient marché longtemps pour arriver là, au cœur du territoire des archanges. Si longtemps que Cornélia, si elle avait revêtu sa véritable apparence, aurait certainement gagné deux ans supplémentaires. Peut-être même aurait-elle passé la barre de la trentaine. Iroël, qui les suivait de loin, avait fini par bifurquer. Les battements de son cœur et le bruit de ses pas, si rassurants derrière elle, s'étaient éloignés avant de s'éteindre tout à fait. Sans un mot, le jeune homme avait disparu dans ce secteur qu’il devait bien connaître.

Et avec lui, le dernier espoir de Cornélia s'était éteint, soufflé comme la flamme d'une chandelle. Si les tzitzimime avaient pu produire des larmes, elle se serait mise à pleurer d'angoisse. Aegeus, passe encore : une trahison de plus ou de moins... Mais Iroël... Iroël les abandonnait-il vraiment ?

Iroël, s'était-elle mise à penser, sans le faire exprès, exactement comme la Mouche appelait Aegeus malgré lui. Iroël. Iroël.

Ils avaient fini par arriver dans un endroit étrange. Un lieu en tous points semblable à un port… mais sans mer.

Sans l’avoir jamais vu en vrai, Cornélia avait reconnu le port de Sydney.

Le grand pont qui enjambait la baie imaginaire, coiffé de son treillage de métal, était assez reconnaissable ; mais ce qui trahissait réellement l’identité de la ville, c’était son opéra. Planté sur un quai, le Sydney Opera House étalait son architecture célèbre. Sa structure en forme de voiles de bateau se dressait devant un arrière-plan hérissé de buildings. Quand les archanges leur avait fait contourner l’édifice pour accéder à l’entrée, Cornélia avait vu qu’en réalité, les toits bombés n’étaient pas d’un blanc uni, comme on le voyait à la télévision, mais couverts de milliers de petits carreaux de céramique gris perle.

C’était le genre de détails qu’elle aurait pris en photo si elle avait été dans son monde, entourée de ses parents et enthousiasmée par un voyage touristique. Mais elle était dans la Vingt-Cinquième heure. Ses parents se trouvaient si loin d’elle qu’ils auraient aussi bien pu être morts. Et la terreur qui lui nouait la gorge l’empêchait de penser à autre chose qu’à la cage dans laquelle elle allait certainement finir.

Et en effet, plus tard, elle l’avait vue. La cage. Sa cage.

Après avoir foulé de longs couloirs recouverts de velours violet, bordés de baies vitrées ; après avoir gravi de larges escaliers destinés à des foules de spectateurs, les archanges les avaient fait entrer dans un auditorium. La salle gigantesque, qui avait dû être très belle jadis, avait été réorganisée. Une fourrière. Voilà ce qui était spontanément venu à l’esprit de Cornélia. L’écrasante majorité des sièges avaient été arrachés, et l’espace ainsi libéré avait été rempli par des cages. De très grandes cages aux barreaux d’acier, collées les unes aux autres, entre lesquelles on pouvait circuler dans des passages étroits.

Et à l’intérieur de ces cages…

Des dizaines de créatures se trouvaient là. Cornélia reconnut des manticores, des qilins, mais aussi des chimères à trois têtes et une foule de nivées qu’elle n’avait jamais vues. Lorsque les archanges menèrent leurs nouvelles acquisitions entre toutes ces cages, les nivées emprisonnées hurlèrent et mugirent, les naseaux agrandis pour capter l’odeur des nouveaux venus ; elles sautèrent contre les barreaux à leur passage, comme des chiens à moitié fous, ou se jetèrent dessus tête en avant pour y donner des coups de bélier. Cornélia faillit tourner de l’œil, ses sens de tzitzimitl submergés par les odeurs d’excréments, les beuglements, les piétinements et la fureur qui se dégageaient de ces fauves. Car c’étaient bien des fauves. Tous, sans exception. Leurs griffes remplacées par des implants d’acier, leurs yeux fous de violence hurlaient cette vérité. Tous des machines à tuer. Des armes aiguisées par la main de leurs maîtres.

Non. Non, non… pensait Cornélia alors que Gabriel les menait toujours plus loin dans cette ménagerie à moitié folle. C’était le seul mot qui tournait dans son esprit ; le seul mot, aussi, qui se dégageait de Mitaine, de Gaspard, de Blanche, des autres boyards transformés à leurs côtés.

Non. Non…

– Ils sont bien calmes, grogna Seraphiel en les observant. J’espère que cette maudite vouivre ne nous a pas refilé des agneaux.

– Les autres les boufferont si c’est le cas, répliqua Orion. Il n’y a pas mieux qu’un monstre pour former un autre monstre.

Gabriel continuait à marcher, traînant Cornélia et trois boyards derrière lui, en sondant du regard la ménagerie pleine à craquer.

– Il va falloir leur trouver une place.

Cornélia vit une créature à corps de lion et à tête de bélier, enfermée dans une cage trop petite pour elle, qui longeait ses barreaux dans un sens puis dans l’autre, sans jamais s’arrêter, comme si ce mouvement lui était vital. Stéréotypie, aurait dit Blanche. Fixation invariable d'un ou plusieurs gestes, sans but utile ni intention significative. Symptôme catatonique. Elles avaient déjà vu ça. Dans les zoos. Dans les cages des cirques. Dans les bassins des parcs aquatiques.

Orion sauta au bas de sa monture. L’éale roulait des yeux paniqués, atteint par le désespoir et la furie qui régnaient là.

– Là. Celle-ci est vide ; elle est assez grande pour qu’on en mette deux. Peut-être trois.

La « grande » cage ne faisait que trois ou quatre mètres. L’archange claqua de la langue et poussa la Mouche à l’intérieur. L’éale freina des quatre fers, comme un bœuf qui sent venir l’abattoir.

– Avance, saloperie !

L’archange lui piqua la cuisse avec sa lance ; de douleur, la Mouche bondit dans la cage.

– Mets la tzitzimitl avec lui ! C’est la seule qui n’est pas trop encombrante.

À cause des chaînes de lumière, Cornélia fut incapable de lutter. Elle se retrouva tassée dans la cage contre l’éale, puis Gabriel fit coulisser le verrou de fer. Lorsqu’il claqua des doigts, les chaînes de la tzitzimitl tombèrent par terre et redevinrent un vieux filet inoffensif. Cornélia fit jouer ses muscles, soulagée de retrouver la maîtrise de son corps. L’archange approcha son visage des barreaux. Il la fixa droit dans les yeux.

– Sois sage, ma belle. Ton heure de gloire viendra.

Sans vraiment le vouloir, elle gronda sourdement et darda ses crocs vers lui. Il sourit, satisfait.

– Passons aux autres.

Elle les suivit du regard. Juste à côté d’elle se trouvait une cage encore plus grande, uniquement occupée par… ce qui ressemblait à une licorne. Une toute petite licorne.

– Celle-là a trop de place pour elle seule, commenta Seraphiel. On peut caser un ours nandi, là-dedans. (Il se tourna vers Beyaz.) Mettons-le avec elle.

Orion haussa les sourcils.

– Elle va le bouffer. Il y a une raison pour laquelle je la mets à part, celle-là.

Un sourire vicieux passa sur le visage de Gabriel.

– Alors faisons ça. S’ils n’en reste qu’un, ce sera le meilleur des deux.

***

Yo ! Comme je vois que Zebuleon perd en charisme à cause du Zebulon du Manège enchanté (perso, je n'ai jamais regardé), je vais changer son nom. J'hésite entre Orion et Uriel. Uriel est un archange connu, Orion beaucoup moins, mais j'aime bien la sonorité "on", ça change des deux autres...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0