10 - Un plan de quatorze jours
– Mais regarde ce qu’ils ont fait à ma sœur !
– Réfléchis. Si les archanges se rendent compte qu’Aegeus les a trompés, ou si leurs nouvelles bêtes se volatilisent, le convoi en paiera le prix. Tant qu’il se trouve encore chez les archanges, il est vulnérable. (Son timbre se durcit.) Tant qu’il n’a pas passé la frontière, on doit jouer le jeu.
La gorge de Cornélia se serra. Le jeu. Elle songea aux nivées rendues folles par leur captivité, puis regarda le raijū coincé dans sa cage à oiseau. Quel genre de jeu était-ce là ?
– Mais on peut libérer Blanche… Juste Blanche… suggéra-t-elle d’une voix brisée.
– C’est ça, et ils penseront tout de suite qu’un boyard d’Aegeus s’est infiltré dans leur ménagerie pour récupérer son raijū. (Beyaz posa sa main lourde sur l’épaule de la jeune femme.) Courage. Ta sœur va passer un mauvais moment, mais elle s’en sortira.
– Mais combien de temps il faudra ? Combien de temps ils mettront à atteindre la frontière ?
– Ça… dit-il en grimaçant. Un certain temps. Il y a quelque chose comme cent trente kilomètres à parcourir…
Cornélia s’affaissa. Cent trente ! C’était plus que chez Homère ou Actéon. Combien de temps faudrait-il au convoi pour les parcourir, à la vitesse d'escargot qui le caractérisait ? La jeune femme finit par se reprendre. Elle leva le menton et regarda le soldat droit dans les yeux.
– Tu étais au courant du plan d'Aegeus ?
– Non, dit-il laconiquement. Personne savait.
– Et tu penses vraiment qu’il va venir nous libérer ? (Le boyard ne répondit rien.) Parce que moi, non.
– Si personne vient nous chercher, alors on se barrera tout seuls.
Beyaz dénuda les dents, oubliant sans doute que ce n’étaient plus des crocs d’ours.
– J’compte pas rester là toute ma vie, à me faire tyranniser par ces ordures. Quand on lèvera le camp, j’en clouerai un sur la porte, les ailes bien écartées, histoire de refaire leur déco d’intérieur.
Cornélia repensa à Metatron et son aura aveuglante, à sa silhouette qui marchait sur l'eau.
– Le chef, Metatron, il a dit qu'il voyait tout, comme Dieu. Il sait forcément qu'on est là et qu'on est humains. Il va nous faire sortir, lui, non ?
Un grognement échappa à Beyaz.
– À ta place, j'y compterais pas trop. Metatron est connu pour servir à rien. La plupart du temps, il descend même pas sur terre. Il reste dans le ciel et il pleurniche sur la mort de son paternel. T'as bien vu : les archanges font leurs trafics comme ils veulent.
Un bruit bien reconnaissable leur fit lever la tête. Mitaine approchait, ses écailles rugueuses lacérant la moquette dans son mouvement de reptation. Elle dressa la tête comme un cobra et contempla la petite cage de Blanche. Une manticore rouge sang la suivait. Gaspard. Il grogna en découvrant que Beyaz et Cornélia avaient repris forme humaine.
Pas humains. Mettre masque. Protéger convoi.
Beyaz hocha la tête, alors que la jeune femme grimaçait. Décidément, ils étaient tous les mêmes ! Tous d’une insupportable loyauté envers Aegeus, qui les utilisait sans vergogne.
– Faisons un pacte, reprit Beyaz d’une voix grave. Chacun d’entre nous doit jurer de ne jamais enlever son masque tant qu’on sera ici. Trop dangereux.
– Mais pendant combien de temps ? bégaya Cornélia.
Il haussa les épaules.
– Ça, c’est à voir. Avec un peu de chance, Orion dira un mot à propos du convoi quand il quittera définitivement leur secteur. Cet imbécile a l’air loquace avec ses bêtes. Sinon… partons sur deux semaines. S’ils nous donnent un repas par jour, ça fait quatorze repas. (Ses yeux gris anthracite survolèrent ses compagnons d’infortune.) Au bout de quatorze repas, on avise. J’irai le dire aux autres. Compris ?
Mitaine et Gaspard exprimèrent un oui. Blanche n’exprima rien du tout : tordue dans sa cage, elle ne bougeait pas. Les écoutait-elle seulement ? Cornélia se pencha vers elle et murmura :
– Tiens bon, Blanche. On te fera sortir de là... C'est promis.
Elle croisa le regard de Beyaz. Chacun saisit son masque en même temps. Et, d’un même geste, ils l’abaissèrent sur leur visage.
Quatorze jours.
***
Cornélia prit vite ses marques. Au début, elle imita la Mouche en tous points, pour être certaine de ne pas faire d’impair. Puis elle commença à s’adapter. À comprendre la logique de toutes ces nivées ; à reconnaître leurs caractères, à éviter les pires d’entre elles.
Beyaz ne s’était pas trompé. On leur servait bien un repas par jour, qui consistait en cet unique tas de viande. Il était dosé pour que tout le monde ne mange pas à sa faim. Ainsi, cela forçait les créatures les plus faibles à faire preuve d’agressivité. Les dominants se taillaient la part du lion, puis venaient les bêtes situées moins haut dans la hiérarchie, et lorsque celles-ci s’en allaient enfin, les autres devaient se battre pour réussir à en tirer leur repas. Contrairement aux nivées du convoi, qui faisaient toujours passer les vieillards et les enfants en premier, cette faune-là opprimait les faibles et glorifiait les forts.
Cornélia se rendit vite compte que c’étaient toujours les mêmes qui terminaient le ventre vide. Lorsque par miracle ils parvenaient à tirer un peu de viande, des petits malins leur sautaient dessus pour leur voler leur pitance.
En fait, la jeune femme avait l’impression de se trouver dans une cour de récréation sanglante. Les chefs de meute, les populaires, les harcelés, les timides et les mis à l’écart, tout y était.
Dire que j’ai quitté le collège avec soulagement il y a des années, tout ça pour me retrouver dans un endroit dix fois pire.
Et, comme dans un collège, les victimes avaient cela de particulier qu’elles restaient dans leur coin, sans jamais tenter de s’allier pour faire face à l’adversité. Cette constatation choqua Cornélia. Elle ne s’en était jamais rendue compte lorsqu’elle y était plongée jusqu’au cou, mais avec le recul dû à son âge, elle se demandait pourquoi ils ne se rapprochaient pas. Pourquoi elle et Blanche n’avaient-elles jamais tenté de se lier avec les autres élèves qui souffraient ?
Elle finit par comprendre que ces nivées – les plus faibles, les plus maigres – avaient peur des autres. Elles craignaient de se faire poignarder dans le dos. Usées par le mépris et la violence, elles n’accordaient plus aucune confiance à leurs semblables.
Cornélia aurait dû le deviner avant... Ces nivées ne s'allieraient jamais. C’était perdu d’avance.
Elle aussi avait du mal à se nourrir. Contrairement à la Mouche, qui avait mordu et piétiné quelques individus pour monter un peu dans la hiérarchie, elle ne voulait pas se battre contre ces pauvres bêtes. À force d’y réfléchir dans sa cage – puisqu’elle n’avait que ça à faire pour ne pas devenir folle –, elle avait cru trouver un subterfuge. Grâce à ses pouvoirs de tzitzimitl, elle avait songé accéder à la viande par le haut et pouvoir s’enfuir sitôt son larcin commis. Malheureusement, elle s’était rendue compte que cela ne fonctionnait pas. Dans une lieu clos comme celui-ci, sans accès au ciel, « son chemin de lumière » refusait de prendre forme. Elle restait clouée au sol, plongée dans le même enfer que les autres.
C’était Mitaine qui l’avait sauvée. Dès le deuxième jour, le grootslang avait commencé à prélever de plus grosses quantités de viande pour nourrir ses confrères à l'écart. Tous les boyards transformés profitaient de cette aide. Il n’y avait pas de quoi leur remplir le ventre, mais au moins, cela leur permettait de survivre.
En faisant craquer les os sous ses mâchoires de jaguar, Cornélia essayait de ne pas penser à ce qu’elle mangeait – humain, animal, ou de pauvres nivées inoffensives comme des coulobres et des bakus ? Elle faisait de son mieux pour avaler tout cela sans réfléchir, puis se retenait de vomir.
Contrairement à son vrai corps, la tzitzimitl était un fauve qui avait toujours faim. Elle devait la nourrir en conséquence. Elle ne devait pas la bousiller, comme l'avait dit Blanche.
Blanche…
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