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Pendant cinq minutes, Oupyre eut droit au spectacle du jour, à savoir Cornélia qui essayait désespérément de pousser sa tête entre les barreaux. Le problème principal, c'était les oreilles.
Nom d’un chien ! Ça va passer. Ça doit passer !
Oupyre et Iroël venaient de lui agiter un petit morceau d’espoir devant le nez et elle n’allait pas le laisser filer comme ça. Pas après l’enfer qu’elle avait vécu pendant des jours.
Passera pas, se désola le wolpertinger en la voyant coincée. Cornélia grosse tête.
– Aide-moi, Oupyre ! chuchota furieusement la jeune femme. Si tu es capable de découper une mitraillette avec tes dents, tu peux entamer ces barreaux, non ?
Mais avant qu’elle ait fini sa phrase, son crâne passa enfin. Elle trépigna et haleta de douleur, les larmes aux yeux, en appuyant fort sur ses oreilles. Elles étaient en sang. Mais quand la jeune femme vit à quel point les épaules et le reste passaient facilement en comparaison, elle faillit éclater de rire.
– Je suis libre, souffla-t-elle sans y croire encore. Je suis sortie !
Oupyre sauta sur place.
Bien ! Bien !
Cornélia attrapa son masque, resté dans la cage. Dans ce mouvement, ses yeux tombèrent droit dans ceux de la Mouche. L’éale s’était réveillé. Il la regarda sans rien dire, immobile, couché sur le grillage qui lui laissait des marques sur le corps. La culpabilité forma une boule de plomb dans le ventre de Cornélia.
Je reviens, lui dit-elle dans la langue sans mots. Je ne pars pas loin. C’est promis.
Humains pas promettre. Fausses promesses.
Elle fronça les sourcils.
C’est faux. Je reviendrai.
Adieu, répliqua-t-il en fermant les yeux.
Il s’était fait battre ou abandonner par tous ses maîtres. Mais Cornélia n’était pas sa maîtresse. Elle ne voulait pas l’être. Et elle ne le laisserait pas sous la tyrannie d’Orion. Grâce à Iroël, elle le ferait sortir.
Elle les ferait tous sortir.
Lorsqu’elle suivit Oupyre en zigzaguant entre les cages, elle se rendit compte que des pupilles attentives miroitaient dans la pénombre. Les créatures les observaient. La jeune femme craignit qu'elles se mettent à rugir, à hurler, comme lorsque Orion les avait amenés pour la première fois. Mais les monstres n’en firent rien. Ils la regardaient simplement partir, en silence.
– Je reviens, répéta-t-elle à voix haute. Je vous jure que je reviens.
Elle pensa à Blanche et serra les poings, sans oser aller la voir. Elle devait encore abandonner sa sœur... Plus que tout, elle aurait voulu ouvrir sa cage dans l’instant. Si seulement elle avait eu la clé du cadenas !
Attends encore un peu, Blanche, supplia-t-elle en pensée. Tout va bientôt s’arranger.
Oupyre la mena au fond de la salle, tout en haut des gradins, assez loin des cages pour que personne n’y aille jamais. Il y avait encore des fauteuils qui n’avaient pas été démontés, vestiges d’un temps où le grand théâtre remplissait encore sa fonction. La hase se planta devant une grille d’aération. Elle la poussa du bout du nez et la plaque tomba par terre, dévoilant un trou béant. Oupyre se rengorgea, toute fière.
– Euh, c’est très bien, marmonna Cornélia, mais moi, je passe pas dans un trou de trente centimètres…
La hase pencha la tête de côté, l’air de dire « Tu es passée entre les barreaux, alors tu peux bien rentrer là-dedans ». Comme Cornélia ne bougeait pas, elle prit les choses en main. Elle entreprit d’agrandir le trou à coups de dents, puis se mit à creuser dedans en faisant jaillir des miettes de contreplaqué et de béton, aussi facilement que du polystyrène.
Moi grandes dents, se vanta-t-elle quand le trou se trouva agrandi de dix centimètres. Grandes griffes.
Cornélia contempla le terrier exigu.
On ne peut pas passer par une porte ?
Non ! Archanges voir.
Résignée, la jeune femme se prépara à ramper. Ses cheveux tombaient jusqu’à ses genoux ; elle les rassembla en torsade dans son dos, sachant déjà qu’ils la gêneraient.
Heureusement que je ne suis pas claustrophobe…
Moi devant, expliqua Oupyre en repoussant les débris avec ses pattes. Moi creuse. Cornélia après.
– Super, l’encouragea la jeune femme en forçant un sourire crispé. C’est un bon plan.
Mon Dieu, faites que je survive à ça. Ah non, c’est vrai… Dieu est mort, quoi que cela veuille dire.
Elle retint un ricanement compulsif en enfonçant la tête dans ce boyau noir. Devant elle, la petite queue blanche d’Oupyre s’agitait dans la pénombre, accompagnant le son de ses dents qui crissaient.
Je ne vais jamais tenir, songea Cornélia cinq minutes plus tard. Je vais mourir là, coincée comme un rat.
Elles progressaient à une vitesse d’escargot. La jeune femme avait encore les jambes qui dépassaient dans l'amphithéâtre. Elle s’écorchait tout le corps sur les bords inégaux du conduit, ce qui rouvrait les plaies laissées par ses combats ; mais le pire restait Oupyre, devant son nez. Comme tous les lapins, elle déblayait les gravats avec un soin maniaque, en les projetant derrière elle. Autrement dit, tout atterrissait sur la figure de Cornélia. La jeune femme se retrouva bientôt couverte de poussière et de bris de béton.
– Oupyre, crachota-t-elle pour expulser tout ça de sa bouche. Tu peux mettre ça ailleurs que sur ma figure, s’teuplé ? Je vais finir par m’asphyxier.
Asphyx ? répéta Oupyre distraitement sans cesser de creuser. Asphyx !
Pendant environ dix secondes, elle fit attention à mettre la poussière sur les côtés, puis elle oublia complètement. Cornélia se remit à crachoter et à tousser. Aveuglée, elle ne vit même pas la lumière apparaître au bout du tunnel ; il fallut que sa tête émerge par surprise pour qu’elle comprenne que le calvaire était fini.
– Je suis en vie, toussa-t-elle en se tortillant comme un asticot pour s’extirper de là. Je suis en vie !
Moi trop forte, conclut Oupyre en s’ébrouant de la queue jusqu’aux oreilles.
Avec désillusion, Cornélia constata que ce périple était en fait… la traversée d’un seul et unique mur. Elles avaient débouché dans un couloir de service qui longeait la salle d’opéra. Autour d’elles, tout était silencieux et inerte.
– Iroël est encore loin ? chuchota-t-elle.
Dehors, dit Oupyre. Cornélia tzitzimitl.
Du bout du nez, elle poussa le masque que Cornélia tenait à la main. Elle s’assit sur ses talons et la fixa de ses gros yeux, attendant sa transformation. La jeune femme obtempéra. Dès qu’elle réinvestit sa peau de jaguar translucide, Oupyre s’élança dans le couloir, les oreilles pivotant sans cesse pour surveiller les alentours.
Moi devant. Cornélia après. Danger. Danger.
Cornélia sourit en son for intérieur. Face aux capacités défensives d’Oupyre, la tzitzimitl ne pesait pas lourd. La hase prenait son rôle très au sérieux : elle se postait derrière chaque angle du couloir pour écouter attentivement. En la voyant si appliquée, l’émotion emplit le cœur de la jeune femme.
Dire qu’avant, c’était moi qui veillais sur toi… Les choses ont bien changé.
Sans le vouloir, ses pensées s'égarèrent vers Pouet. Si seulement il avait pu être là, avec elles... S'il avait pu lui aussi grandir, forcir, gagner en malice et en maturité... Cornélia aurait tout donné pour le revoir. Mais la Strate n'exauçait pas ce genre de vœux - la jeune femme était bien placée pour le savoir.
Tout était désert autour d'elles. Cornélia n’avait pas tout vu de ce gigantesque complexe culturel, mais elle soupçonnait Orion de l’avoir entièrement dédié à ses monstres de combat. Ce qui voulait dire qu’il devait être le seul, la plupart du temps, à y pénétrer. Oupyre la fit sortir par une petite issue de secours qui donnait sur l’arrière du bâtiment. Cornélia redécouvrit le ciel immense de la Strate, partagé entre les deux crépuscules et la nuit étoilée. Dans la ménagerie, il n’y avait que des lampes automatiques qui s’allumaient et s’éteignaient pour recréer un faux cycle jour-nuit. Elle emplit ses yeux de cette splendeur, gonfla ses poumons avec cet air humide. La brise tiède chassa les odeurs puantes qui lui collaient au corps, repoussa loin derrière elle l’enfer qu’elle avait vécu.
Cornélia contente, commenta Oupyre.
Oui. Très contente. Merci.
Mais Blanche, la Mouche et tous les autres, eux, étaient toujours en enfer.
Iroël plus loin. Venir.
Oupyre lui montra le chemin. Tous leurs sens aux aguets, elles bondirent du quai de Sydney et poursuivirent leur route, les pattes dans l’eau, en contournant les épaves de bateaux échoués.
Il n’y a personne, songea Cornélia en surveillant anxieusement les alentours. J’aime pas ça du tout.
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