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Blanche tomba à genoux.
– Mais putain la naine, tu fais quoi ? jura Aaron en se retrouvant par terre.
L’instant suivant, il réalisa qu’elle avait les joues trempées de larmes ; le choc le fit taire. Cornélia se retrouva accroupie près de sa sœur sans comprendre comment. Elle avait dû retirer son masque.
Pouet pouet, insista Oupyre en faisant des bonds autour de la tarasque.
Blanche se glissa entre les larges barreaux. Doucement, elle progressa vers la grande bête étendue. La tarasque coucha les oreilles en arrière ; elle reprit son expression furieuse. Mais tous voyaient très bien qu’en réalité, elle avait peur.
– Petit Pouet, murmura Blanche. C’est moi.
Lorsqu’elle tendit une main vers la tarasque, une seule chose la sauva : Aaron. Dans un réflexe d’une vivacité peu commune, il lui attrapa le bras pour la tirer en arrière. Cornélia n’avait même pas eu le temps de bouger, ni de penser, que sa sœur se retrouva les quatre fers en l’air contre les barreaux. De l’autre côté, le garçon haletait, épuisé par l’effort qu’il venait de fournir.
– Mais bordel ! Tu veux te faire amputer ? Ça t’a pas suffi de perdre une oreille avec l’autre carnivore, faut que t’en rajoutes ?
Blanche émit un couinement de terreur, sous le choc. Les mâchoires de la tarasque avaient claqué avec violence, droit vers sa main tendue. À un cheveu près, elles l’auraient sectionné au poignet. Cornélia crispa ses doigts sur sa poitrine – son cœur avait décidé d’entamer le plus grand sprint de sa vie.
– Ce n’est pas Pouet, chuchota-t-elle. C’est impossible. Il n’aurait jamais fait ça.
Aaron fronça les sourcils, chassant une goutte de sueur qui roula sur sa tempe.
– Pouet ?
Il releva les yeux vers la tarasque. Puis il changea d’expression.
– Qu’est-ce qui vous fait dire que c’est lui ? Parce qu’il est noir ?
– Oupyre l’a reconnu, dit Blanche d’une voix sourde.
– Et lui aussi… acheva Cornélia. Lui aussi l’a reconnue. Regarde…
Quand la tarasque posa les yeux sur la hase, son visage s’adoucit. Cornélia ne parvenait pas à croire qu’elle l’avait sous les yeux depuis tout ce temps – que leur petit Pouet était là depuis le début, si proche.
Et surtout, qu’elle était incapable de le reconnaître.
– C’est possible ? demanda Blanche d’une voix étranglée. (Elle se tourna vers Aaron.) Comment… comment ça peut être lui ? Comment ?
Il détourna les yeux, harponné par son désespoir.
– Vous l’avez perdu chez Homère… Il y a un certain temps… Il a pu être ramassé par des dresseurs ou des trafiquants. Et l’acheteur le plus proche qu’ils ont trouvé… C’est Orion.
Vous l’avez perdu.
Blanche resserra les bras autour d’elle, prise de tremblements incontrôlables. Les yeux noyés de larmes, elle contempla la tarasque dans l’ombre, les plaies à peines cicatrisées qui se détachaient sur son pelage noir.
– C’est de ma faute. Tout est de ma faute. C’est à cause de ma stupide fugue !
Un sanglot lui coupa la parole. Lorsqu’elle voulut se rapprocher de la bête, Aaron la retint de justesse par le bras.
– Pourquoi il ne nous reconnaît pas ? articula Cornélia. Il reconnaît Oupyre. Alors qu’elle n’a même pas son vrai corps !
Elle ressentit une envie viscérale de revenir en arrière, de faire le voyage en sens inverse. Revenir chez Homère, recroiser les démons russes. S’arrêter à cet instant précis où Blanche lui avait attrapé la main, où elles avaient foncé vers un camion pour s’enfuir avec…
On n’aurait jamais dû. Jamais, jamais. On a condamné Pouet… Notre Pouet. On l’a jeté tout droit dans les cages d’Orion.
Aaron fixa la cage, le visage sombre.
– Le dressage l’a brisé. On peut pas savoir ce qui se passe dans sa tête. Ce genre de conditionnement, ça les rend totalement imprévisibles. (Il jeta un coup d’œil furtif vers Blanche.) Je sais pas depuis combien de temps il est là. S’il a vu un seul bipède pendant tout ce temps, et que c’était Orion…
De rage, Cornélia serra fort les poings. Elle était bien placée pour savoir à quel point Orion parvenait à leur casser l’esprit. Il en fallait peu, finalement, pour détruire un animal – et ce terme incluait les humains. Elle revit la terreur de la tarasque dans l’arène, ses réactions sitôt qu’elle entendait le grésillement de la lance. Pendant combien de temps l’archange l’avait-il maltraitée, façonnée pour en faire un combattant ?
La tarasque. Elle ne parvenait pas à dire « Pouet ».
– C’est à cause de moi, répétait Blanche. Je me déteste. Je me déteste…
Elle se débattit faiblement contre la poigne d’Aaron.
– Lâche-moi !
– C’est ça, pour que tu te fasses tuer !
– Pouet ferait jamais une chose pareille !
– On parie ? dit-il sèchement.
D’un geste vif, il frappa la cage avec sa boucle de ceinture. Le bruit du fer fit bondir la bête tous crocs dehors ; Blanche se ratatina et Aaron la ramena vers lui en la tirant à travers les barreaux. Il claqua de la langue, désabusé, en la voyant cramponnée à son bras comme un singe à sa branche.
– Alors ? Tu veux vraiment t’approcher de ça ?
Comment pouvait-il rester si calme ?
– Il y a forcément un moyen de le ramener, le supplia Cornélia. Toi, tu t’y connais en dressage, non ? Tu avais aussi une tarasque…
Le garçon regarda Blanche décrisper tous ses doigts un à un ; ils laissaient des marques blanches sur son biceps.
– Avec Enzo, on a jamais battu Asmar. On l’a éduqué comme un chiot… (Il soupira.) Y a rien à faire, à part le sortir de là et attendre. Le temps, c’est pas censé être ce truc qui guérit toutes les blessures ?
– Si on le fait sortir, il va nous attaquer ? demanda l'aînée, la gorge sèche.
La porte était déjà entrouverte, mais encore fallait-il réussir à en faire sortir Pouet.
– J’sais pas, hésita Aaron. J'viens de dire qu’ils étaient imprévisibles. La cage, ça les rend plus agressifs, alors il sera toujours mieux dehors… On peut essayer. Mais mettez vos masques, vous serez moins vulnérables.
– Et toi ? releva Blanche.
Il ébaucha un sourire cynique.
– Dans mon état, j’pourrais limite me faire passer pour mort. Il verra très bien que j'suis pas une menace.
Cornélia fronça les sourcils
– Tu es sûr ?
– De toute façon, souffla-t-il à voix basse, je suis pas en état d’enlever ma peau une deuxième fois.
Enlever sa peau. Blanche et Cornélia échangèrent un regard.
– Je vais l’ouvrir en grand, dit la cadette en se levant d’un bond.
– Si vous avez un jouet, un doudou ou quelque chose à lui, ça peut aider, marmonna Aaron.
– J’ai rien de tout ça. (Blanche posa les yeux sur le jackalope, toujours assise près de la bête.) Mais il y a Oupyre. C’est la seule qui peut vraiment avoir un effet sur lui, non ?
Il haussa les épaules et se traîna loin de la cage, l’air exténué.
– J’sais pas. Sans doute. Vous les connaissez mieux que moi. Et grouillez-vous, les autres attendent dehors. À moins qu’ils soient déjà partis…
À la pensée qu’ils pouvaient se retrouver seuls ici, désarmés, loin de toute aide, et qu’un archange pouvait débarquer d’une seconde à l’autre pour les enfermer dans ces cages qu’ils venaient juste de quitter, Cornélia pâlit. Son instinct animal lui hurla de s’enfuir le plus loin possible. Elle résista. Il était hors de question d'abandonner Pouet une nouvelle fois !
– Allez, dit Blanche d’une voix déterminée.
Une main sur la cage, elle attendit que sa sœur enfile son masque. Lorsque ce fut fait, elle s’arc-bouta contre les barreaux. Dans un grincement qui déchira le silence, la porte s’ouvrit poussivement. À l’intérieur, la tarasque banda ses muscles. Elle regarda Oupyre sortir à petits bonds tranquilles ; la hase se retourna vers elle.
Petite boule qui pique. Venir.
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