31 -
***
La liberté.
Cornélia arrivait à peine à croire au bruit de l’eau qui clapotait à ses pieds, aux respirations de ceux qui l’entouraient – tous en vie, tous tendus vers l’avenir, malgré les blessures et les douleurs, malgré l’ombre aveuglante d’Orion qui rôdait encore à l’intérieur de leur crâne. Elle croyait apercevoir l’archange à chaque éclat de lumière sur les toits, à chaque reflet trop violent ; elle sursautait au moindre bruit. Était-elle en train de rêver ? Allaient-ils vraiment réussir à s’enfuir ? Les minutes s’égrenaient et personne ne venait les pourchasser. Aucune lance électrifiée ne venait se planter dans son dos.
Elle mit un certain temps à réaliser qu’elle avait les joues trempées de larmes. Ce fut la main chaude d’Iroël, en prenant la sienne, qui la reconnecta à elle-même, à son corps. Son corps humain et libre. De toute sa vie, elle n'avait jamais vraiment compris la signification de ce mot, jusqu'à ce moment précis. Elle s’essuya les joues en bégayant quelque chose ; Iroël serra sa main plus fort, en souriant. Il y avait toutes les promesses du monde dans ses yeux sombres.
Arrête de me regarder comme une de tes nivées abîmées !
Mais elle était une nivée abîmée. Il lui semblait qu’elle avait laissé la moitié d’elle-même là-bas, dans cette cage obscure, et qu’un grand trou béait dans sa poitrine. Elle sentait le vent à travers ses côtes, tiède et chargé de sel.
Plus loin, Blanche pleurait aussi. Mais elle non plus ne devait pas s’en rendre compte. Elle avait les yeux grands ouverts, presque hagards, et regardait autour d’elle comme si elle voulait absorber la Strate entière. Cornélia aurait aimé la réconforter, avoir un geste d’affection pour elle, mais elle en était incapable. Elle l’avait abandonnée dans cette maudite cage… elle avait trahi sa petite sœur. Malgré toutes les épreuves, elles avaient toujours pu compter l’une sur l’autre. Toujours... Cornélia retint un sanglot, minuscule et tout serré à l’intérieur de son cœur. Combien de choses Orion avait-il brisées en elles ?
– Cornélia, tout va bien, murmura Iroël.
Elle ne répondit rien. Alors il prit conscience de son erreur et baissa les yeux. Puis un demi-sourire apparut sur ses lèvres.
– Tout ira bien.
D'un coup, elle réalisa à quel point elle avait besoin d’entendre ces mots-là. Incapable d'articuler un son, elle se contenta de serrer sa main à son tour.
Autour d’eux, les nivées maltraitées par Orion commençaient à lever le museau, à humer le vent salé de la Strate. Certaines se glissaient hors du couvert protecteur de l'hydre. En foulant l'eau constellée de lumière, les pattes plongées dans leur propre reflet, elles hésitaient longuement. Étaient-ce les rayons violents du soleil ou bien la liberté qui venait les frapper au cœur ? La solitude les effrayait peut-être. L'idée de ne plus jamais voir de grille, de fosse et de combats. De n'avoir plus personne à haïr. Elles avaient toujours été des monstres, jusqu’à ce jour brutal où elles devaient cesser de l’être.
Comme les archanges à la mort de Dieu, elles allaient devoir vivre sans leur maître, sans ses lois. Changer. Devenir autres.
Les unes après les autres, après un dernier regard vers leurs semblables, elles disparaissaient dans les avenues de Sydney.
Cornélia pria pour qu’elles ne soient plus capturés, plus jamais. Elles avaient mérité leur liberté plus que personne au monde.
***
Le bébé hydre ne les mena pas bien loin. Ni Aaron, ni Blanche et Cornélia, ni les autres boyards n’étaient en état de marcher des kilomètres.
Convoi frontière, expliqua l’hippalectryon au bout d’un certain temps. Loin. Pas maintenant.
– Ils nous ont attendus ? demanda Blanche. Aegeus nous a attendus ?
Ses lèvres étaient craquelées par la soif, son visage profondément cerné.
– Il a bien fallu, répliqua Aaron.
Toujours recroquevillé sur les épaules de Beyaz, il avait l'air d'un chiot mouillé porté par un grizzli. Le grand soldat semblait à peine fatigué.
– Le plan initial, c’était que vous vous enfuyiez tout seuls comme des grands, grogna Aaron. Grâce à toi. Enfin, grâce au raijū. Mais comme vous êtes trop nunuches pour vous débrouiller, il a fallu que je vienne.
Blanche pointa un index vengeur vers lui.
– Si Aegeus nous avait confié son plan, on aurait pu se débrouiller bien mieux. On a fait ce qu’on a pu avec ce qu’on avait ! Ça l’aurait tué de mieux nous préparer à la situation ? Mais suis-je bête, le grand Aegeus ne confie jamais rien à ses sous-fifres, ils sont juste bons à obéir et servir de chair à pâtée !
Des grognements approbateurs échappèrent aux boyards.
– J’aurai deux mots à lui dire quand on sera rentrés, dit la femme au masque de chimère.
– J’suis avec vous, grommela la faunesse. Ce connard mérite une mutinerie !
Cornélia la regarda du coin de l’œil. Elle avait de longues pattes de chèvre au pelage doré, de petites cornes noires et des cheveux blonds frisés qui moutonnaient sur ses épaules avec la légèreté d’un nuage. Des piercings d’argent décoraient l’une de ses oreilles tombantes. Près d'elle, la femme-chimère avait la peau sombre, la mâchoire carrée et les cheveux courts, tressés avec rigueur. Leurs poitrines à toutes les deux étaient étroitement bandées, comme la plupart des femmes du convoi.
– C’est quoi vos noms, déjà ? osa demander Cornélia.
Elle détourna aussitôt la tête, craignant de se faire rembarrer pour cette timide prise de contact. Ce réflexe lui fit prendre conscience qu’elle se comportait encore comme une nivée apeurée – ou comme une collégienne harcelée. La faunesse tourna vers elle ses yeux de chèvre, aux pupilles horizontales. Cornélia n’arrivait pas à décrypter d’émotion dans ces yeux-là.
– Moi, c’est Danaé.
La faunesse lui tendit une main avec enthousiasme et Cornélia, surprise par ce geste, mit du temps à réagir. Ce fut la poignée de mains la plus maladroite de l’histoire de l’humanité.
– J’m’appelle Elijah, lança la femme au masque de chimère. J’suis un garçon. Merci d’en tenir compte, pas comme les trois quarts des crétins embauchés par Aegeus.
– Ah, euh, bredouilla Cornélia. Très bien. Euh… Enchantée !
Elijah la sonda de ses yeux en amande, comme s’il s’attendait à ce qu’elle se moque. Cornélia lui tendit timidement sa main. Il accepta de la serrer, puis sourit. Le pli dur s’effaça au coin de sa bouche. Il avait les mêmes mains que Cornélia, grandes et maigres. Et froides.
Cornélia n’eut pas le loisir de se montrer plus aimable, puisque l’hippalectryon s’arrêta soudain.
Arrivés. Stop.
Il piaffa sur place, les pattes relevées dans un gracieux arc-de-cercle, et attendit que le bébé hydre s’immobilise au-dessus d’eux.
– Où est le convoi ? demanda Mitaine en mettant une main en visière.
– Nulle part, grogna Aaron. Tu crois qu’on est déjà à la frontière ? On va reprendre des forces ici avant de les rejoindre.
Doucement, l’hydre fit un pas de côté pour les amener plus près d’une façade. C’était une grande maison contemporaine, faite de cubes de béton et de bois agencés bizarrement. Pouet et Blanche levèrent le nez vers le toit informe avec la même expression perplexe.
– C’est quoi ce truc moche ? fit Blanche.
– On a établi le camp là-dedans avant de venir vous chercher, répliqua Aaron. J’vous préviens, va falloir être discrets. Si les archanges nous repèrent, on est tous morts. Y a des risques qu'ils quadrillent le secteur après avoir vu le cadavre de leur frère. À moins qu'ils s'en balancent. J'en sais rien, j'sais pas comment ils fonctionnent.
La porte de la maison s’ouvrit et, sous les yeux ébahis des sœurs, une silhouette bien connue apparut dans l’embrasure. Blanche sursauta.
– Que… Quoi ?
C'était la jeune kitsune. Fidèle à elle-même, drapée dans sa froide perfection, le visage lisse comme un masque, le port royal malgré sa robe en sale état.
– Qu’est-ce qu’elle fout là, elle ? grommela Blanche.
Le fait que l’hippalectryon, le zonure et le bébé hydre soient venus à leur rescousse n’était pas tant surprenant, mais elle ? Sur ses gardes, la kitsune surveilla le ciel pour s’assurer que la voie était libre, avant de s’avancer à découvert. Elle vint se camper devant leur petit groupe de boyards blessés, barbus et sales. Et nus. Aucun d’eux ne portait de vêtements, étant partis du convoi sous leur forme de nivées. Mais cela ne les dérangeait pas vraiment ; Cornélia elle-même avait vite senti la gêne disparaître. Elle avait mis du temps à en prendre conscience, mais un humain était un animal, comme une tzitzimitl, une panthère d'eau, une chimère. Par conséquent, il n’y avait rien de honteux à se trouver nu. Les nivées autour d’eux ne portaient pas d’habits, dans la simplicité de la nature, et se fichaient bien de les voir à poil. La kitsune les observa et Cornélia, pour la première fois, se demanda pourquoi cette renarde s’habillait et se chaussait – pourquoi elle tenait tant à maintenir ces apparences trompeuses.
La kitsune s’inclina.
– Merci pour votre sacrifice.
Cornélia tomba des nues. La mâchoire de Blanche se décrocha. La renarde poursuivit de sa voix polie et brillante comme un coquillage nacré :
– C’est grâce à vous huit si le convoi a pu traverser ce secteur. C’est grâce à vous si nous sommes tous en vie aujourd’hui. Ces maudites créatures auraient pu nous utiliser selon leur bon vouloir, nous emporter pour faire de nous des objets de combat. C’est grâce à votre abnégation que je peux me tenir ici devant vous, pour vous dire que chacun d’entre nous est en vie et en bonne santé, au sein du convoi.
Elle redressa le buste avant de s’incliner de nouveau, ses yeux noirs fixés par terre.
– Nous nous sommes portés volontaires pour venir vous chercher. Nous, les nivées.
Gaspard fronça les sourcils.
– Sans dec’ ? J’y crois pas. (Il désigna l’hippalectryon et le bébé hydre.) Eux, oui. Mais vous ?
– Pourtant, c’est la vérité.
Elle sembla hésiter un peu, avant d'ajouter :
– Comme tous ceux de mon espèce, je suis liée par l'honneur à ceux à qui je suis redevable. (Ses yeux restaient posés au sol.) Un jour, je vous rendrai la pareille. Il le faut.
Le bas du visage caché derrière sa longue manche brodée, elle recula à petits pas maîtrisés, avant d’ouvrir grand la porte de la maison.
– Il vous faut vous reposer. Je crains que le convoi ne nous attende pas éternellement.
– C’est Aegeus qui risque de ne pas nous attendre éternellement, grogna Elijah en s’avançant. Dites les termes. Mais qu’est-ce qu’on pourrait bien attendre d’une vouivre, hein ?
Il sembla à Cornélia que la kitsune se crispait un peu, comme si c’était elle qui venait d’être insultée. Mais elle ne répliqua rien. Un à un, les boyards pénétrèrent à l’intérieur, boitant à cause de leurs blessures. Oupyre rentra aussi comme si de rien n’était – elle portait de nouveau son masque de jackalope.
– Allez, Pouet, dit la voix de Blanche dans son dos. Viens là, mon gros. Tu seras mieux dedans.
Cornélia en doutait, et visiblement Pouet aussi. Il piétina sur place, mal à l’aise. Après avoir été emprisonné pendant tout ce temps, il rechignait à se retrouver entre quatre murs.
– De toute façon, il est trop grand pour rentrer, commenta Cornélia. Tu veux défoncer la porte ?
– Mais s’il reste dehors et que les archanges le voient, on sera grillés ! Et morts ! Littéralement.
– T’as qu’à le mettre sous le porche, lança Gaspard en désignant l’espèce d’auvent carré en béton – certainement une œuvre d’art contemporain. Ou le laisser sous l’hydre avec les autres.
La cadette soupira.
– Bon. (Du pied, elle poussa des débris pour dégager le grand perron.) Tiens, couche-toi là, Pouetounet ! Tu seras bien. Je reviens très bientôt.
Mais il ne se coucha pas. Il resta debout, scrutant les alentours avec paranoïa, les oreilles captant le moindre bruit. Et il recula pour se mettre dos au mur. Cornélia comprit que par cette posture, il coupait toute possibilité d’être attaqué par derrière. De qui se méfiait-il tant ? Des humains qui les accompagnaient ? Des archanges ? Des autres nivées ?
Ou tout simplement de la Strate ?
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