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Le combat contre Orion avait changé sa conception des choses. Elle avait été un poids pour Beyaz, Aaron et les autres, complètement dépendante de leur capacité à la protéger. Elle s’était sentie inutile et gauche, tout en sachant que son corps de tzitzimitl lui aurait permis beaucoup plus.

« Si vous voulez pas vous prendre en main, démerdez-vous. Moi et mes gars, on a pas que ça à faire de surveiller les moutons. » avait dit Aaron longtemps auparavant, quand elles venaient d’entrer dans la Strate. Cornélia n’avait pas voulu comprendre. Mais à présent, elle comprenait. Elle ne voulait plus être un mouton, pas alors que tous ceux qui l’entouraient étaient des loups – et qu’elle avait les moyens d’en devenir un aussi.

– La gorge, lança Blanche. C’est bien un point vital, hein ?

– Le nez, c'est pas mal non plus, non ? fit Cornélia. C'est pas vital, mais c'est une zone sensible.

Elle l'avait constaté dans la fosse d'Orion. Des souvenirs très brefs lui revinrent en tête, entrecoupés de violence et de crépitements. Elle tenta de les ignorer, de repousser les horribles choses qu'elle avait faites, toutes les blessures qu'elle avait infligées aux autres nivées...

Aaron hocha la tête.

– Vous voyez, quand vous voulez ! Pour mettre quelqu'un KO, frappez en plein dans le nez ou le museau. Si vous tapez assez fort, c'est le black out direct. Et pour tuer, la gorge, c’est le mieux. Net, sans bavures. Enfin, façon de parler. (Des rires échappèrent aux boyards.) De façon générale, visez les plus grosses artères dans les parties molles, là où elles sont faciles à atteindre. L'autre se videra de son sang.

Il fronça les sourcils.

– Vous savez où elles sont, les artères ?

– Euh, fit Cornélia, qui ne se souvenait plus guère de ses cours de SVT.

– Oui, répliqua Blanche. Parfaitement.

– Ah ouais ? railla leur instructeur sans en croire un mot. Et elles sont où ?

La jeune fille s’approcha de lui, raide de défi.

– Me prends pas de haut. J’ai eu dix-huit au bac de sciences !

Il leva les yeux au ciel.

– Genre t’as ton bac, toi.

Blanche le fixa droit dans les yeux. Sans détourner le regard, elle toucha sa clavicule à lui, là où passait l’artère sous-clavière. L’espace d’une seconde, tous crurent qu’il allait reculer. Mais il se laissa faire. Blanche suivit son épaule nue du bout du doigt, traça une ligne le long de son bras et descendit jusqu’à son poignet. Tous les poils d'Aaron se hérissèrent.

– Elles vont jusque-là, les artères. Mais je pense que l’endroit le plus adapté pour frapper, c’est ici.

Sa main remonta, alla effleurer la jointure entre l’épaule et le torse. La peau d’Aaron tressaillit comme celle d’un cheval surpris par une caresse. Ses yeux noirs, intenses, la fouillèrent jusqu’à l’os, mais elle ne se démonta pas. Autour d'eux, les boyards se redressèrent dans leurs fauteuils, suivant avidement la tension qui régnait entre eux ; Cornélia se demandait bien ce que sa sœur fichait.

– Parce qu’à cet endroit, l’artère est encore grosse, dit-elle fièrement. Donc vitale, et facile à atteindre vu son emplacement.

Il plissa les yeux.

– C’est bien. Apparemment, le bac, ça sert à quelque chose.

Piquée au vif, elle changea d’angle d’attaque et toucha le ventre d'Aaron, au niveau du nombril. Le changelin sembla prendre sur lui.

– Là aussi, il y a une grosse veine et une grosse artère. Et comme c’est plus bas que la cage thoracique, c’est atteignable.

– Ouais, le ventre est une très bonne cible, sauf que c’est une zone pleine d’organes importants, donc beaucoup de nivées ont des écailles plus épaisses à cet endroit. Et les humains portent souvent des cuirasses pour se protéger.

– C’est drôle, parce qu’en fait non, vous vous promenez tous à moitié à poil, donc ça fait de vous des cibles faciles. Pas vrai ?

Le coin des lèvres d’Aaron frémit. L’audace de son élève l’amusait peut-être. À moins que ce ne fût de l’énervement. La main de la Blanche descendit encore ; les abdominaux d’Aaron se contractèrent lorsqu’elle glissa jusqu’à sa ceinture. Un sifflement excité s’éleva des boyards, qui attendaient la suite avec des yeux brillants. Ils s’attendaient peut-être à ce qu’elle déboucle la ceinture et se lance dans un strip-tease en la faisant tournoyer dans les airs. Mais Blanche resta tout à fait professionnelle. Elle suivit de l’index l’aine du garçon.

– Là, l’artère se sépare en deux, avec une branche qui part de chaque côté du bas-ventre, donc c’est pareil, ça peut être une bonne cible.

– Restes-en à l’épaule et la gorge, grogna Aaron. Les cuisses aussi, si tu sais viser juste, tu toucheras l'artère.

En guise de réponse, elle fixa ouvertement son entrejambe.

– Et puis, il y a cet endroit-là aussi qui peut être efficace à mon avis. Surtout chez les mâles.

Aaron sembla redouter qu’elle décide de toucher cet endroit-là aussi, mais il était trop fier pour s’enfuir. Elijah produisit un nouveau sifflement ; près de lui, Danaé était morte de rire, vautrée dans son fauteuil. Avec un sourire en coin, Blanche recula d’un pas et salua son public d’une courbette. Aaron parut reprendre quelques couleurs. Un raclement de gorge lui échappa ; des yeux, il fusilla la faunesse qui n’en finissait plus de se moquer.

Super, se dit Cornélia, résignée. Il va se venger sur nous, maintenant. Merci pour le cinéma, Blanche.

Aaron jeta d’un ton sec :

– Assez de théorie pour aujourd’hui.

Il rattrapa Blanche par le bras, la tira vers lui de façon à ce qu’ils se trouvent nez à nez.

– On passe à la pratique, et là, tu vas moins rire.

***

Effectivement, elle rigola moins.

– Nul, répétait Aaron chaque fois qu’elle tentait quelque chose contre lui. Nul !

Blanche avait fini par terre plus souvent que Cornélia. L’aînée prenait son temps et essayait de se rappeler de tout ce que leur avait montré le garçon juste avant – les gestes à utiliser, les façons de frapper. Mais elle avait la cervelle trouée comme une passoire. La théorie, c’était facile ; la pratique, c’était moins évident. Surtout lorsqu’on avait toujours fui les cours de sport comme la peste.

– On n'y arrivera jamais ! s'énerva Blanche. Tu nous as mal expliqué ! Et puis de toute façon, t’es trop fort !

Sa mauvaise foi fut récompensée par un croche-pied qui l’envoya bouler par terre. Elle rampa sur le tapis, puis se massa le bas des reins en geignant comme une mamie.

– J’en ai marre…

– Nul, constata son professeur. Applique-toi un peu !

Il se mouvait comme un fauve, souple et alerte, les pieds comme ancrés au sol, avec une sobriété qui forçait l’admiration. Chacun de ses gestes était économe et parfaitement maîtrisé, au point qu’il esquivait toutes leurs attaques sans même paraître bouger. À côté de lui, les sœurs ressemblaient à deux poulpes qui agitaient leurs tentacules au hasard.

– Je vous ai déjà dit de vous ancrer ! ordonna-t-il. Collez vos pieds sur le sol ! Arrêtez de sauter sur place comme des puces. Vous bougez trop et vous faites pas gaffe à votre équilibre, c’est pour ça que vous tombez tout le temps.

– Tu crois que c’est facile, peut-être ?

Le niveau de frustration de Blanche atteignait des sommets. Incroyablement douée pour tous les apprentissages théoriques, elle supportait très mal d’avoir à fournir autant d’efforts pour une progression quasiment inexistante. Elle n’était pas habituée à ça.

– Ton cerveau pèse trop lourd pour tes petits biceps, railla Aaron. T’as pas de bras et pas d’équilibre. Tu marches même pas droit. Ça te fait une belle jambe d’avoir eu dix-huit au bac !

Dans un hurlement vengeur, Blanche se rua vers lui sans aucune stratégie. Il leva les yeux au ciel. Lorsqu’il l’esquiva, la jeune fille prédit son mouvement et lui sauta dessus en s’agrippant à lui. Ils tombèrent à la renverse, s’écrasèrent sur le plancher dans un bruit sourd et se cognèrent le crâne. Un juron coloré leur échappa – en français pour l’une, en arabe pour l’autre. L’espace d’une seconde, ils ne firent rien d’autre que se fixer, les yeux dans les yeux, leurs halètements entremêlés. Puis, dans un geste trop vif pour que Cornélia puisse bien le voir, Aaron retourna sa sœur. Il lui fit une prise qui évoqua brièvement un danseur faisant tourner sa cavalière, et l’instant suivant Blanche se retrouva à plat ventre, écrasée par le poids du jeune homme. De rage, elle planta les dents dans le tapis.

– Lâche-moi ! J’ai compris, je suis nulle ! J’y arriverai jamais !

Aaron éclata de rire en se relevant. C'était bien la première fois qu'elles le voyaient rire.

– Tu viens juste de commencer. C’est hyper long de progresser. Tu crois que tu vas apprendre en claquant des doigts ?

Blanche broyait du noir, toujours étalée par terre.

– C’est comme ça que ça marche, d’habitude, grommela-t-elle.

Aaron retrouva son sérieux. Il fit signe à Cornélia de venir attaquer à son tour.

– Ben, pas pour tout le monde. Il faut des mois, voire des années.

D’une main, il bloqua le coup de poing de Cornélia – aussi mou que si ses muscles avaient été faits en chewing-gum – et lança à Blanche :

– Tu progresses déjà. C’est bien, ce que t’as fait juste avant. J’ai été surpris.

Blanche fit une moue de crapaud. Mais sa sœur vit que le compliment lui faisait réellement plaisir.

– Et toi, Cornélia, va falloir gainer tout ça, critiqua-t-il en parant un nouveau coup faiblard. Faut contracter tes muscles quand tu attaques quelqu’un ! Comment tu veux me faire mal, sinon ?

À titre démonstratif, il lui mit un petit coup dans le ventre. La jeune femme se plia en deux, vidée de son air.

– Non mais regarde-moi ça ! T’as des abdos, ou quoi ? T’es molle comme un spaghetti !

Danaé explosa de rire sur le canapé. Cornélia, qui avait presque oublié qu’ils avaient des spectateurs, lui jeta un regard noir.

– Pardon, gémit la faunesse entre deux hoquets. C’est pas contre toi. C’est juste super drôle de t’imaginer en spaghetti. (Elle fit onduler son bras avec autant de mollesse que celui de Cornélia.) C’est tellement ça !

Elle tomba du canapé en hurlant de rire. Elijah la poussa du bout du pied, l’air totalement blasé.

– Oh, allez ! le supplia la faunesse. C’est drôle, non ? Rigole un peu, toi !

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