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Iroël soupira.
– Tu verras.
– J’aime pas trop quand tu dis ça. Ça sent le plan foireux.
Il sourit sans répondre, puis se renversa en arrière dans sa chaise, les bras ballants, dans un total laisser-aller. Cornélia observa son torse se soulever au rythme de sa respiration. Le silence s’étira un certain temps, sans être désagréable. Entre eux flottaient les moments partagés chez Sobroniel, les mots échangés. Une compréhension mutuelle les unissait à présent. Je sais ce que tu es, tu sais ce que je suis. Mais chaque fois qu’ils se retrouvaient en groupe, Iroël s’effaçait. Se cachait presque. Parfois, c’était comme s’il n’existait pas. Il disparaissait longtemps et personne ne s’en préoccupait.
– Tu sais, tu n’es pas toujours obligé de te mettre à l’écart, dit doucement Cornélia.
Pour toute réponse, il haussa une épaule. Elle comprit que ce n’était pas un sujet qu’il souhaitait aborder. Mais pour une fois, elle le souhaitait.
– Tu as ta place parmi nous, Iroël. Comme les autres. T’as pas besoin de rester en retrait et de sortir de l’ombre seulement pour sauver tout le monde.
Il garda le silence et, du plat de la main, rassembla les fragments de plastique en un petit tas. Puis il dit :
– Mais moi, je préfère comme ça.
Que pouvait-elle répondre ? Elle le regarda reprendre son travail laborieux. Ce masque avait l’air plus difficile que les autres.
– Pourquoi tu es parti de chez Sobroniel, à l’époque ? Aegeus a dit que tu faisais des armures, que tu étais connu…
– J’avais assez appris. Sobroniel m’a dit de partir, qu’il pouvait plus rien m’apprendre. Je faisais des armures, oui…
Ses yeux quittèrent le masque et errèrent sur le mur, plongés dans des souvenirs que Cornélia ne pouvait que deviner. Elle essaya d’imaginer une armure semblable à ses masques, chatoyante de couleur, qui pouvait transformer son porteur et lui faire pousser des cornes ou des écailles...
– Je voulais vivre avec mon art. Pour ça, il fallait être utile aux immortels. Ça voulait dire faire des armures… (Il passa une main lasse dans ses cheveux.) J’étais très fier. Je faisais du bon travail. Même Sobroniel était fier, il disait à tout le monde que j'étais son meilleur apprenti. Mais je regrette.
– Pourquoi ?
– Ils ont fait beaucoup de mal avec mes armures. C’est ma faute. Je pensais juste à moi… Je voulais juste faire de belles choses. Mais c’est devenu des choses terribles.
– Iroël, dans tous les cas, ils auraient trouvé d’autres armuriers. Le résultat aurait été le même.
– Peut-être. Mais c’était moi. C’est des choses que j’ai faites, moi.
La culpabilité vibrait dans sa voix. Cornélia se demanda fugitivement si c’était pour cela qu’il se jetait à corps perdu dans le sauvetage des nivées, dans la survie du convoi. Pour essayer de réparer une fraction du mal qu’il avait causé ?
– Je voulais devenir autre chose, dit-il. Et plus avoir de maître. Plus jamais.
Ses mots entrèrent en résonnance avec le ressenti de Cornélia, si fort qu’elle eut l’impression qu’ils venaient d’elle-même. Orion s’invita de nouveau dans ses pensées. Elle le chassa vite.
– J’ai compris, maintenant, marmonna-t-elle. Chez Homère, tu m’avais dit que je ne comprenais pas la Strate, qu’il fallait que j’en voie plus... Je crois que j’ai compris. J'ai vu le sort des nivées de combat...
Il l’observa. Il l’observa vraiment, avec une intensité qui la troubla.
– Oui. C’est vrai.
L'émotion lui noua la gorge, forçant à articuler :
– Merci… d’être venu nous chercher chez Orion.
Il haussa de nouveau une épaule.
– Aaron était là de toute façon.
– C’est pas pareil. Toi…
… tu m’as rendu mon humanité. Tu m’as prise dans tes bras alors que je me sentais plus bas que terre.
Elle n’acheva pas sa phrase, mais peut-être comprit-il tout de même. Un bref sourire lui échappa, d’une sincérité sans pareille. Le cœur de Cornélia se serra. Ce garçon était si pur. Il se souciait de chacun, mais personne ne se souciait de lui. Elle aurait voulu lui rendre la pareille. Chasser un peu de cette tristesse qui lui encombrait les yeux... Mais comment ?
Alors l’idée naquit d’un coup, lumineuse, évidente. Iroël n'avait besoin de personne, sauf peut-être pour une chose. Il y avait une seule chose qui lui restait hors d'atteinte.
« J’ai déjà essayé sur moi, plusieurs fois. Ça marche pas. »
Elle essaya d'imaginer ce que cela devait être, de porter des ailes de douze mètres dans le dos et de savoir s'en servir...
– Iroël.
Ses yeux noirs se posèrent sur elle.
– J’ai… j’ai un service à te demander.
Elle tira une chaise près de lui. Il lui fallut une seconde pour rassembler ses esprits, clarifier son but. Il allait falloir improviser, autrement dit l'une des choses qu'elle détestait le plus au monde.
– Est-ce que tu pourrais… faire un masque pour un de mes amis ? (Elle ajouta vite.) Enfin, si tu as le temps et l’envie. Je veux dire, tu as l’air bien occupé.
– Quoi ? Pour qui ?
– C’est que… euh… tu ne le connais pas, mentit Cornélia.
Le soupir du jeune homme dilata sa poitrine.
– Mais je t’ai dit que j’ai besoin de voir la personne.
Sous la table, les mains de Cornélia s’agrippèrent l’une à l’autre.
– Oui, mais je pourrais… te le décrire. Je pourrais te dire comment je le vois avec mes yeux à moi. Ça marcherait peut-être, non ? Tu pourrais te faire une idée sur lui.
Cette fois, Iroël se redressa sur sa chaise. Il avait l’air méfiant.
– S’il te plaît, c’est important. Tu comprendras quand le masque sera fini, je t’expliquerai tout. Mais c’est vraiment… important pour lui.
Elle avait l'impression de quémander un service. Dieu qu'elle détestait ça ! Envahie par la gêne, elle se mit à gesticuler :
– C’est comme tes plans foireux, tu ne veux jamais rien me dire, pas vrai ? Pour une fois, c’est mon tour. Mais le mien, il est pas foireux. Je te jure !
Son malaise était si manifeste qu’Iroël sourit. Il se détendit.
– Bon. Si c’est pour un plan foireux, alors…
– Il est pas foireux, j’ai dit !
Le jeune homme s’assit bien droit dans sa chaise, repoussa tous les morceaux de plastique qui encombraient la table. Puis il posa les mains bien à plat sur le bois verni, et inspira. Une fois.
– Je sais pas si ça va marcher, prévint-il. Mais de toute façon, je suis bloqué sur l’autre masque, alors… on va essayer.
D’excitation, le cœur de Cornélia battit plus vite. Elle se trémoussa sur sa chaise.
– Alors, qu’est-ce que tu as besoin de savoir sur lui ?
– Dis-moi comment il est.
– Physiquement ?
– Plus tard. D’abord, son caractère.
La jeune femme se creusa la tête.
– Euh, il est… il est gentil. Avec tout le monde.
Iroël la regarda, attendant la suite. Elle se hâta de creuser plus profond.
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