46 -
Pour aujourd'hui, voici un épisode qui va faire péter le champagne chez certaines d'entre vous ! xD
-------
Un peu plus loin, Blanche faillit faire une crise cardiaque en tombant sur un enchevêtrement de serpents. Les créatures semblaient former un nœud inextricable, mais elles durent sentir la présence du raijū, car elles se dénouèrent sans difficulté et filèrent se cacher dans l’ombre d’un musée. Couvert d’écailles jaunes rayées de noir, chacun de ces serpents portait une deuxième tête à la place de la queue. Ils se déplaçaient ainsi, leurs deux têtes pointant vers l’avant, en sinuant étrangement.
Grâce à toutes ces nivées, Blanche finit par comprendre que les cratères qui déformaient la ville avaient leur utilité. En réalité, ils servaient de gouttières : en drainant l’eau dans leurs profondeurs, ils créaient un réseau de chemins secs sur leurs pourtours. Une créature comme le raijū se moquait bien de l’inondation de la Strate, puisqu’il pouvait fuser à travers l’air, mais les créatures terrestres, elles, profitaient avec plaisir de ces passages émergés. Elles cheminaient sur les bords de ces cratères, à la queue leu leu et dans le plus grand calme.
Ces creux avaient été faits volontairement.
Blanche suivit tous les troupeaux qu’elle croisa, espérant qu’ils la mèneraient vers leur reine, mais elle fit chou blanc. Elle chercha aussi des empreintes, sans rien trouver. Elle dut bientôt se rendre à l’évidence. Il y avait sans doute eu une reine de deux cent mille tonnes – après tout, il fallait bien que quelqu’un ait formé ces cratères démentiels – mais elle devait avoir quitté le secteur. Et peut-être depuis bien longtemps.
Blanche traîna un long moment, ce qui, en temps réel, voulait dire à peine quelques minutes. La mort dans l’âme, elle finit par se diriger vers le convoi, redoutant d’annoncer son échec à Aegeus.
Elle ne le savait pas encore, mais Mama Dodo était bien là.
***
Quand Blanche rejoignit le convoi, elle le trouva en train de longer une rivière très large. Ce devait être la Moskova. Aussi lumineux qu’un miroir, le fleuve renvoyait l’éclat des soleils sur les visages des boyards et les écailles des nivées. Ses berges entièrement bétonnées, rehaussées par rapport au niveau de la Strate, leur permettait d’avoir les pieds au sec. Des carcasses de voitures moisissaient sur des places de parkings ; les remparts du Kremlin, tout près, semblaient surveiller leur progression.
Le raijū fila au-dessus des flots, changé en une petite balle d’électricité vibrante, et remonta toute la harde en zigzaguant entre les innombrables nivées. Parvenue à la tête du convoi, Blanche reprit son apparence humaine devant Aaron.
– Il est où, le chef ? J’le trouve pas.
Ce n’était pas tout à fait exact. Elle ne l’avait pas vraiment cherché : en distinguant Aaron seul en première ligne, elle avait filé dans sa direction, irrésistiblement attirée par sa silhouette. Depuis un certain temps – leur aparté sur le balcon de Sydney ? Ou bien le moment où il l’avait libérée de sa cage ? – toutes ses trajectoires la menaient vers lui. Elle était comme une planète soumise à une force d’attraction, et elle devait lutter sans cesse pour contrer cet élan stupide, pour réussir à agir comme si de rien n’était. Je suis une humaine, pas une planète, se répétait-elle bêtement.
Le garçon ne répondit pas à sa question, alors elle insista :
– Alors ?
D’un geste nerveux, elle lissa les mèches de cheveux blonds qui tombaient sur sa poitrine, histoire de s’assurer qu’elles cachaient bien ce qu’il y avait à cacher. Aaron détourna les yeux.
– Ce que t’as fait sur le balcon, à Sydney… commença-t-il.
Le cœur de Blanche eut un raté. Comme le jeune homme n’ajoutait rien, elle finit par dire avec une fausse naïveté :
– J’ai fait quoi ?
– Tu sais bien. Le truc.
Il semblait si mal à l’aise qu’elle réprima un sourire.
– Le truc comme le mot tabou en « B » ?
Elle se souvint trop tard qu’il ne savait ni lire ni écrire. Quelle idiote ! Le garçon se renfrogna.
– Ouais, ça. Et ben le refais pas.
Malgré elle, son rejet lui fit mal. Il lui rappela celui d’un garçon, au collège, dont elle avait été folle amoureuse. Il l’avait humiliée publiquement.
« Non mais tu croyais quoi, le sac d’os ? Tu croyais que j’allais sortir avec toi ? »
Elle se reprit héroïquement, se força à insuffler un peu d’assurance dans sa voix.
– Pourquoi ?
– Je couche pas avec des gamines de quatorze ans.
Blanche resta bouche ouverte, comme un poisson hors de l’eau. Puis, profondément vexée, elle opta pour la fulmination :
– Nan mais déjà, d’où tu t’imagines qu’on va coucher ensemble, tocard ?
Et pour appuyer ses dires, elle lui flanqua un magistral coup de pied dans le tibia. De douleur, Aaron se mit à sauter sur place.
– Mais ça va pas la tête ?
– J’ai pas quatorze ans ! s’énerva-t-elle. J’en ai dix-huit ! Enfin, en temps normal. Je suis majeure et vaccinée, merci bien !
Aaron cessa de sautiller. Il la regarda pour la première fois.
– Quoi ? Mais non. T’as pas dix-huit ans, toi !
– Bien sûr que si ! Tu veux ma carte d’identité ? Elle est dans mon sac, c’est Cornélia qui l’a !
Immobile, le jeune homme la dévisagea. Un vrai choc passa dans ses yeux. Elle se souvint de son « Genre t’as ton bac, toi » quand il l’avait interrogée sur les artères du corps humain. Elle l’avait pris pour une insulte, mais ce n’en était pas une. Il la prenait simplement pour une collégienne. Et ce, depuis le début. En essayant d’oublier sa vexation, elle se campa bien droite et mit les mains sur ses hanches étroites.
– Je sais que je fais plus jeune, mais c’est la vérité. Toi, t’as quoi, dix-sept ans ? C’est moi qui devrais te regarder de haut, gamin !
Il inclina la tête de côté. Puis la détailla de haut en bas. Elle sentit que quelque chose avait changé.
– T’aurais du mal, j’suis plus grand que toi, dit-il enfin.
– De trois centimètres ! La belle affaire !
– Et plus vieux aussi.
Comme elle fronçait les sourcils, il désigna leurs corps âgés de plus de vingt ans.
– L’âge veut rien dire dans la Strate. J’suis entré en 2014. Pour toi, c’était il y a six ans, mais pour moi, ça pourrait être deux ans ou un siècle.
Après une hésitation, Blanche se rapprocha un peu de lui.
– Et alors ? Ça fait plutôt deux ans ou un siècle ?
Le garçon détourna les yeux.
– J'sais pas trop.
Elle s’approcha plus près. Aaron ne bougea pas ; bientôt, elle sentit la chaleur qui émanait de lui. Elle déglutit, une grande crainte nichée dans la poitrine.
« Non mais tu croyais quoi, le sac d’os ? Tu croyais que j’allais sortir avec toi ? »
Elle allait peut-être se faire humilier encore. Elle aurait peut-être dû imiter Cornélia : ne plus tenter de se rapprocher des gens en général – et des garçons en particulier. Ne jamais faire confiance, de peur d’être blessée. C’était si stupide d’aller vers les autres et de leur tendre le bâton pour se faire battre ! Mais Blanche ne pouvait pas s’en empêcher. Elle donnait un bâton à tous ceux qui lui témoignaient un peu de sympathie, comme un bon chien cherchant désespérément un maître.
Aaron s’approcha aussi, à peine, dans un souffle. Peut-être sans s’en rendre compte. Ou peut-être malgré lui. Blanche contempla les angles de son visage, la courbe de ses sourcils, la peau mate de ses biceps toujours exposés au soleil. Elle vit la méfiance lovée sous sa peau, sa musculature nerveuse prête à s’enfuir. Elle vit aussi la méchanceté qui pouvait fuser de lui, comme un brutal coup de griffes, lorsque l’on s’approchait trop. Elle le traitait de blaireau, mais en réalité, il était une panthère. Une panthère qui la contemplait aussi, sans rien dire. Seuls quelques centimètres les séparaient encore.
Leurs regards se cherchèrent ; celui d’Aaron avait changé. Ces yeux-là étaient intenses et sombres. Ils savaient ce qu’ils voulaient. Quand le garçon se pencha vers elle, Blanche sentit quelque chose de chaud toucher sa poitrine. Son torse à lui. Elle se souvint qu’elle était toute nue et son cœur bondit hors de sa cage thoracique.
Oh non ! Qu’est-ce que je fais s’il m’embrasse ?
Elle n’eut pas le loisir d'y réfléchir plus longtemps. Il l’embrassa bel et bien.
La mordit aurait été plus exact : il ne semblait pas capable de se servir d’autre chose que de ses dents. Quant à Blanche, son inexpérience complète en la matière n’arrangea rien. Ce fut certainement le pire premier baiser du monde, et pourtant, Blanche eut l’impression que tous ses organes entraient en fusion. Elle aurait voulu se coller contre lui, passer les doigts dans ses cheveux, mais elle n’osa pas. Lorsqu’ils se séparèrent, elle toucha sa lèvre meurtrie ; le regard du changelin s’y attarda avec une intensité brûlante. Ils restèrent immobiles plusieurs secondes, leurs souffles mêlés, avant qu’il ne fasse un pas en arrière.
– C’était nul, lança Blanche avec sa franchise coutumière.
C’était ça ou hurler « Embrasse-moi encore ! » et elle avait encore assez de fierté pour ne pas s’y abaisser. Aaron fronça les sourcils, comme s’il n’avait jamais envisagé l’idée qu’un baiser puisse être agréable.
– Aucune importance. On est quittes, maintenant.
Le mot trébucha dans l’esprit de Blanche.
– Que… quoi ? bredouilla-t-elle. Quittes ?
– J’espère que tu as trouvé Mama, puisque tu t’autorises à batifoler avec mon second.
La voix d’Aegeus lui fit l’effet d’une décharge électrique. Elle fit volte-face, paniquée, pour tomber nez à nez avec l’homme aux écailles. Les bras croisés, il les toisait tous les deux, le visage froid comme le marbre. Ses deux mains étaient redevenues humaines.
– Euh, je… euh… balbutia Blanche qui hésitait à enfiler son masque pour déguerpir. Je ne batifole pas !
– J’aurai deux mots à te dire, Aaron, trancha-t-il. Plus tard.
Le garçon se tassa un peu.
– Et toi, Blanche. (Son prénom ressemblait à un sifflement venimeux.) Tu as averti Mama ?
Annotations
Versions