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Bonjouuur !
Certaines personnes parmi vous me suivaient déjà quand j'écrivais la toute première version du 1er tome (en 2018 ou 2019 ?)... Aujourd'hui, on va retrouver un monstre qui apparaissait dans l'histoire à l'époque :D
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– Et toi, Blanche. (Son prénom ressemblait à un sifflement venimeux.) Tu as averti Mama ?
– Eh bien…
La jeune fille essaya de remettre son costume d'éclaireuse professionnelle, de ne plus penser aux lèvres d’Aaron, à ses yeux – ses yeux noirs troublants, qui savaient ce qu’ils voulaient… Elle se mit une gifle imaginaire.
– Pas vraiment… J’ai rien trouvé qui ressemble à une reine dragon de deux cent mille tonnes. Tu es sûr qu’elle est encore ici ?
Aegeus leva les yeux au ciel. Un instant, il sembla hésiter entre se fâcher ou opter pour la raillerie.
– Oh que oui, finit-il par dire. Et je l’ai trouvée avant toi.
D’une main, il désigna la rive opposée du fleuve. Blanche tourna la tête et plissa les yeux. Elle ne distingua qu’une avenue trouée de cratères, encadrée par des bâtiments à moitié en ruines. Une église orthodoxe se tenait au milieu, intacte, dressant vers le ciel ses cinq petits clochers aux coupoles noires et dorées. Le regard de Blanche s’attarda sur elle.
– Elle est pas là-dedans… Hein ?
Un demi-sourire étira le coin des lèvres d’Aegeus.
– Va frapper à la porte. Tu verras bien.
La jeune fille le dévisagea, méfiante. Puis elle regarda Aaron, cherchant une confirmation muette. Il se contenta de hausser les épaules, l’air de dire « T’inquiète ». Alors elle enfila son masque. Elle les laissa derrière elle, fusa au-dessus des flots de la Moskova et alla reprendre forme humaine sur le perron de la petite église. Contre la porte vermoulue, elle frappa trois coups déterminés. Puis elle attendit, sur le qui-vive, prête à détaler. Rien ne bougea. Elle finit par coller son oreille contre la porte, sans oser l’ouvrir. À l'intérieur de l'église, le silence régnait. Le rire moqueur d’Aegeus lui parvint de l’autre côté du fleuve, porté par le vent.
– Il s’est foutu de moi, grommela-t-elle.
Elle descendit les marches du perron, presque déçue. À quoi pouvait bien ressembler cette reine des dragons ? Prise dans ses pensées, elle ne remarqua pas tout de suite que le sol vibrait sous ses pieds. Il fallut que ses genoux se mettent à danser la gigue pour qu’elle réalise que quelque chose n’allait pas. Le séisme se propagea, de plus en plus violent, froissant la surface de l’eau en cercles concentriques. Toute la rue se mit à frissonner comme la peau d’une géante dérangée par une mouche ; un grondement surgit des entrailles de la Strate et s’éleva vers le ciel. Au-dessus de Blanche, les branches des arbres grelottaient en perdant des feuilles. Elle sauta de côté pour éviter une tuile qui tombait d’un toit, puis se mit à courir en essayant de garder l’équilibre ; elle finit par se souvenir qu’elle avait un masque de raijū en sa possession. Une seconde plus tard, elle était de retour auprès d’Aegeus et Aaron, hors d’haleine.
– C’est quoi ça ? articula-t-elle, appuyée sur ses genoux pour reprendre son souffle. C’est la… ?
– Oui, fit Aegeus. C’est la Mère.
Une à une, les nivées du convoi s’arrêtèrent de marcher. La horde entière s’immobilisa, tressautant au rythme du sol. Toutes les têtes se tournèrent vers l’autre rive : vers l’église aux clochers noirs. Celle-ci était en cours de décollage. Bouche bée, Blanche la regarda se hisser au-dessus du sol dans un fracas d’apocalypse, soulevée par les mouvements de terrain. Les bâtiments alentours s’écroulèrent, à moitié emportés par la chose qui semblait bouger sous terre. On aurait dit qu’un gigantesque ver poussait à travers la croûte terrestre. Des nuées de wyverns s’envolèrent au-dessus de Moscou, tournoyant comme d’énormes chauve-souris. Le séisme les effrayaient-elles ? Ou venaient-elles simplement saluer leur reine ?
Car il était clair à présent que cette église russe, la seule encore debout, avait été construite sur le dos de la reine – et c’était l’unique chose qui l’avait sauvée du sort funeste des autres bâtiments. Bientôt, les couches de béton et d’asphalte craquèrent en cascade, incapables de se déformer davantage. Et la Mère des dragons creva le sol pour émerger au grand jour.
Une montagne.
C’était une montagne de muscles et d’écailles, une masse difforme colonisée par les algues et les lichens. Des tuiles volèrent en tous sens, emportées par le vent ; des ruines de plusieurs tonnes dégringolèrent par terre dans des grondements d’avalanche. L’église s’envola pour de bon, perchée au sommet de cette masse colossale qui s’érigeait vers les cieux. Bientôt, on ne distingua plus que la pointe des clochers : de simples ombres en contre-jour dans les rayons des soleils. L’ombre du monstre s’étendit sur le convoi comme une nappe obscure.
Des grognements et des murmures parcoururent les rangs des nivées ; les boyards ne songèrent même pas à saisir leurs armes, stupéfaits, la bouche grande ouverte. Une patte gigantesque s’arracha des profondeurs du sol et vint s’écraser sur la rive du fleuve. Le béton fut pulvérisé sous son poids ; tout trembla si fort que les flots vinrent se fracasser contre la berge, tels un océan déchaîné.
Une deuxième patte la rejoignit, comme un autre tronc d’arbre millénaire fissuré par le temps. Puis tout s’immobilisa.
– Ne bougez pas, ordonna Aegeus en s’avançant d’un pas, avant de tonner dans toute la rue : Que personne ne bouge !
Il s’avança au bord de la rive, de sa démarche de fauve. Puis il leva la tête et Blanche, en suivant son regard, vit descendre du ciel une masse énorme. Elle était bosselée d’arbustes et de rochers, gangrenée par le varech. Des bestioles minuscules y couraient, trop vives pour être captées par l’œil humain.
Ce devait être une tête.
Une tête dépourvue d’yeux, d’oreilles, de bouche, bref, de tout ce qui faisait une tête ordinairement.
Aegeus courba la nuque dans un salut plein de respect. Il s’inclina longtemps, jusqu’à ce que son aïeule produise un infrason si puissant qu’il fit vibrer le sol et remonta le long de leurs os. Blanche plaqua une main sur sa poitrine, effrayée de sentir son cœur tressauter. Les zonures du convoi, ceux qu’Iroël avait sauvés chez Actéon, s'approchèrent derrière elle. Ils furent rejoints par les coulobres et leurs petits. Puis les quelques dragons cuirassés. Puis les basilics aveugles qui progressaient à la queue leu leu, accrochés les uns aux autres. Tous se rassemblèrent aux côtés d’Aegeus, sur la berge, et vinrent s’incliner devant leur reine. Celle-ci ne bougeait pas, ne respirait pas. Rien n’indiquait seulement qu’elle les avait vus.
Aegeus se mit à lui parler. Pas avec des sons, mais avec la langue sans mots ; et Blanche, qui l’observait, ne parvint qu’à en saisir des bribes. Si leur langage évoluait comme celui des humains… S’agissait-il d’un dialecte trop ancien, qu’elle était incapable de comprendre ? Elle glissa un coup d’œil vers tous les dragons rassemblés, mais ils fixaient le sol, immobiles, toujours prosternés. Même le petit dragon orchidée, sur la tête de Mitaine, s'était figé avec solennité.
Plusieurs secondes passèrent. Une suite de grondements infrasonores se propagèrent dans le sol, transmettant la réponse de Mama. La surprise, puis le mécontentement passèrent fugacement sur le visage d’Aegeus. Aaron, qui ne comprenait rien non plus à leur discussion, le fixait avec autant de curiosité que Blanche. Aegeus répliqua quelque chose à Mama. Alors le crâne aveugle du titan vint se pencher au-dessus de lui. Il resta là, immobile, lourd comme une menace silencieuse. Des effluves marines chargées de vase et de décomposition se propagèrent dans le vent.
Le chef du convoi finit par s'avouer vaincu.
Il s’inclina de nouveau. Dans un grondement satisfait, le monstre se redressa ; il ramena sa tête vers lui et ne fut plus qu’une montagne sombre dressée de l’autre côté du fleuve. Les wyverns qui tournoyaient dans le ciel se posèrent dessus une à une, comme un nuage de vautours. Blanche contemplait la scène, fascinée. La voix d’Aegeus la tira de sa transe.
– Finalement, vous avez bien fait de batifoler.
– Quoi ? bredouilla-t-elle en se tournant vers lui.
Il fixait la Mère.
– Profitez tant que vous êtes en vie, dit-il d’une voix sinistre. Parce qu’on vient de se faire embarquer dans des histoires d’immortels, et qu’à ce jeu-là, les mortels ont une fâcheuse tendance à perdre.
Il se retourna vers les remparts rouges et or du Kremlin. Puis il haussa la voix pour se faire entendre des boyards.
– Je veux huit à dix boyards avec moi, les autres en formation défensive autour du convoi !
– Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Aaron sans comprendre.
Son chef pinça les lèvres.
– On entre dans le territoire de Midas.
– Midas ? répéta le garçon. Mais c’est…
Il n’acheva pas sa phrase. Une ombre passa dans les prunelles d’Aegeus.
– Oui. C’est la gueule du loup. Et on va sauter dedans.
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