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Une clé ?
Cornélia comprit aussitôt l’allusion. Dans un geste instinctif, elle toucha son sternum – avant de se rappeler deux choses : elle n’avait plus la clé en sa possession, et de toute façon, elle n’était plus vêtue que d’une brassière, ce qui excluait de porter un pendentif secret. Aegeus, d’ailleurs, n’avait pas semblé perturbé par l’absence de la clé à son cou. Il se doutait certainement qu’elle l’avait caché autre part.
Il ignorait simplement que cet autre part n’était pas en sa possession.
Les deux sœurs échangèrent un regard lourd de sens. Blanche s’approcha de l’aînée et enleva son sac à dos. Elle le lui tendit solennellement.
– Tiens, surveille bien mes affaires.
Grands dieux, songea Cornélia. Est-ce que je vais réussir à retrouver la clé dans tout ce bazar ?
Puis Blanche s’écarta, une main sur son masque. D'une courbette pleine de détermination, elle salua Aegeus.
– Je vais faire de mon mieux. On va les trouver, ces chevaux !
Aaron la contemplait avec son air de bouledogue mal luné. Gaspard vint se placer derrière lui, les mains dans le dos, arborant l'expression d'un vieux sage.
– Stresse pas. Ça sert jamais à rien de s’inquiéter pour une fille. Elles sont plus fortes que nous.
– C’est ça, railla Elijah derrière lui. C’est vrai que tu stressais pas du tout, toi, quand Mitaine a été menacée dans le palais.
– Je m’inquiétais pas ! se rebiffa Gaspard. J’l’ai juste protégée. Elle était d’accord ! Hein ? (Mitaine hocha la tête.) Quand elles sont d’accord, ça va, mais tu peux pas protéger une fille contre son gré. Sinon, tu meurs. Genre dans d’atroces souffrances.
Le changelin recula d’un geste brusque. Il aboya :
– Reprenez vos places au lieu de dire n’importe quoi ! J’en veux deux à chaque point cardinal, comme à l’aller. Et que ça saute !
Les boyards levèrent les yeux au ciel dans un bel ensemble – Cornélia comprise. Une dernière fois, elle regarda sa sœur.
Fais attention, hein ?
Quelques semaines plus tôt, ce genre de mission l’aurait rendue malade d’angoisse. Mais ce n’était plus le cas. À présent, elles appartenaient à la Strate ; elles luttaient contre des archanges, contre des immortels, elles connaissaient leurs propres capacités. Libérer des chevaux solaires ? C'était suicidaire. C'était presque la routine.
Blanche lui répondit par un sourire éclatant, grand comme une tranche de pastèque.
T’inquiète.
***
Restée seule avec le squonk, Blanche tenta de le convaincre de venir dans ses bras.
– Allez, viens ! On ira plus vite comme ça. Je vais te porter et tu vas me guider. Et en cas d’alerte, je me transformerai vite en raijū.
Mais lorsqu’elle tendit les bras vers la petite bête, celle-ci recula. Elle se mit à pleurer des larmes grosses comme des perles. Puis elle tapota tristement les verrues qui lui couvraient le corps, ainsi que les touffes de poils hirsutes qui saillaient des plis de sa peau.
Blanche pas porter. Pas porter ça. Moi horrible.
Elle s’essuya les yeux frénétiquement, secouée de sanglots.
Moi horrible. Moi horrible.
Blanche la contempla, touchée jusqu’au fond de l’âme. C’était sans doute stupide, mais à la place du squonk, elle eut l’impression de voir une petite fille blonde, trop maigre, qui se réfugiait dans les toilettes du collège pour pleurer.
– Chut, dit-elle doucement en s’agenouillant près d’elle. Faut pas dire ça.
Du bout des doigts, elle toucha la joue ronde du squonk pour essuyer ses larmes. La créature se pétrifia. Alors Blanche la serra tout doucement dans ses bras. La petite bête trembla contre elle.
– Je t’aime bien. Tu es mignon. Mignonne ? Tu es un garçon ou une fille ?
La créature glouglouta quelque chose ; Blanche fit semblant d’avoir compris.
– C’est pas grave d’être moche. La plupart des gens sont moches, tu sais ! Mais ils s’en rendent pas compte, parce qu’ils ont une bonne opinion d’eux, et que les gens autour d’eux en ont une bonne opinion aussi. L’important, c’est d’être avec des gens comme toi. Des gens qui t’apprécient.
Elle songea à Cornélia. Puis aux boyards. Danaé qui se roulait par terre en hurlant de rire ; Beyaz qui lui donnait un cours d’arme à feu, l’air grognon, mais content tout de même de transmettre ce qu’il savait. Aaron qui répétait « Ancrez-vous dans le sol ! Au lieu de tomber comme des andouilles ! ». Les garçons en train de se raser tous ensemble, comme une bande d’ours barbus. Les repas qu’ils avaient tous partagé…
– T’as pas besoin d’être beau pour trouver ta place, dit-elle en tapotant la tête du squonk. J’en suis sûre. Alors oui, c’est plus dur… Tout est plus dur, quand on est moche. C'est vrai, hein ?
La créature buvait ses mots, ses yeux globuleux levés vers elle.
– Tu n'as pas de copains ? Il n’y a pas d’autres squonks dans le coin ?
Sais pas. Squonk moches. Se cachent.
Évidemment, songea Blanche. S’ils s’isolent tous pour que personne ne les voie, ils doivent être si seuls... Mais comment ils font pour se reproduire ?
– Si tu veux, tu pourras venir dans le convoi. On accepte tout le monde. Il y a de tout, tu pourras te faire des amis. (Elle lui toucha le bout du nez.) Mais pour ça, il faudra les laisser venir vers toi ! Tu peux pas te faire aimer des autres si tu t'enfuis tout le temps. Ils essaieront même pas de se rapprocher de toi, si tu leur montres que tu veux pas d’eux...
La voix basse d’Aaron se fit entendre dans son esprit, comme un écho effacé. « Je déteste ce corps. Je le déteste. » Elle le revit crier sur les boyards, crier sur elle. Se montrer le plus détestable possible, en toutes circonstances.
– C’est un squonk lui aussi, marmonna-t-elle. Sauf qu’au lieu de se cacher sous des voitures, il se cache derrière sa mauvaise humeur.
Elle entendit de nouveau son murmure. « On est quittes, maintenant. » Ses lèvres sur les siennes. Un frisson délicieux lui remonta le long du dos. Il aurait pu poser ses mains dans le creux de ses reins, l’attirer contre lui. Il ne l’avait pas fait. Pourquoi ne l’avait-il pas fait ?
– Il faut que je l’embrasse encore, chuchota-t-elle.
Le squonk leva la tête, stupéfait. D’un geste timide, il posa sa petite patte de souris sur la joue de Blanche.
Blanche embrasse squonk ?
La jeune fille remit les pieds sur terre. Elle planta un baiser au sommet de son crâne nu.
– Et oui ! J’embrasse les squonks, moi ! Et je suis… Je suis…
Elle avala sa salive, hésita à achever sa phrase. Une fois qu’on avait mis des mots sur certaines choses, elles restaient gravées dans le marbre. Cette idée lui faisait un peu peur. Elle finit par se décider :
– Je suis amoureuse de lui. Même si c’est un imbécile.
Le squonk ouvrit des yeux grands comme des roues de charrette.
– Je suis amoureuse de lui, répéta Blanche, histoire de remettre un coup de burin dans le marbre.
L’aveu lui fit du bien. Ça remuait là-dedans, dans sa poitrine, chaque fois qu’elle pensait à ce garçon, et elle ne pouvait pas en parler à Cornélia. Sa grande sœur était contre ce sentiment-là. Surtout envers un garçon de ce genre.
– C’est moi qui l’ai embrassée la première, se vanta-t-elle au squonk. Bon, c’était un peu nul. Je l’avoue. Mais pour l’instant, il mérite pas mieux. Même si j’ai envie de lui donner mieux… Rah, je veux qu’il m’embrasse encore ! Mais c’est un idiot, il sait rien faire avec les filles, à part leur crier dessus. Peut-être que je peux mettre un plan de drague sur pied. Genre, trébucher devant lui comme une demoiselle en détresse ? Il me rattraperait sûrement, non ? Je sais qu’il est chevaleresque. Tout au fond de lui. Et là, paf, je l’embrasse. Sinon, je peux tenter autre chose…
Et elle s’éloigna au hasard, en racontant sa vie au squonk.
Elle avait complètement oublié les chevaux solaires.
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