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– Chassez-les ! Faites-les dégager de là !
Depuis plusieurs minutes, le convoi était la proie du chaos. Des dizaines d’oiseaux de métal survolaient la horde, se perchaient sur les camions et tentaient de voler tout et n’importe quoi.
– Arrêtez de tirer, bande de cons ! Vous voyez bien qu’ils s’en foutent !
Aaron essayait de synchroniser à la fois les boyards et les nivées d’Aegeus, ce qui n'avait rien d'une sinécure. Des balles étaient tirées vers le ciel, en pure perte puisque les oiseaux s’en moquaient bien. Cornélia, occupée à protéger ses affaires, vit la petite licorne blanche de Beyaz bondir vers le haut, attraper un alicanto au vol et le réduire en morceaux métalliques. À côté, Beyaz se battait contre un vautour qui tentait de lui arracher son fusil – l'éclat du canon l’avait attiré – et leur duel de géants bousculait tous les alentours. Pouet avait failli se faire arracher les yeux, submergé par des corbeaux qui en voulaient à ses iris pourpres, brillants comme des grenats. Dans la panique, Cornélia avait fini par lui jeter un t-shirt sur la figure. Pouet avait failli s’en prendre à elle, terrifié d’être ainsi aveuglé, mais au moins les corbeaux s’étaient désintéressés de lui.
– Calme-toi, Pouet ! hurla-t-elle alors qu’il louvoyait dans le chaos, secouant la tête pour se débarrasser du vêtement. C’est juste un t-shirt ! C’est pour te protéger !
Les cris perçants des alicantos – piaillements de moineaux, hurlements de goélands, croassements de corbeaux – submergeaient tout le convoi et ajoutaient encore à la panique générale. Les nivées cachaient leurs petits sous leur ventre, formant des rangs compacts pour les isoler de l’extérieur. Seuls Greg, Oupyre et la licorne semblaient parfaitement à leur aise : ils sautaient partout, excités comme des puces, pour essayer d’intercepter les vols entrecroisés des alicantos. Cornélia finit par faire entendre raison à Pouet. Elle l’amena près d’Oupyre et réussit à le faire coucher sur place, en lui faisant promettre de ne pas bouger. Et de ne surtout pas enlever le t-shirt tant qu’il entendrait les oiseaux.
Promis, finit-il par dire, les oreilles basses. Pardon. Pardon.
Elle lui fit un câlin rapide.
– Ne t’inquiète pas. Tout va bien se passer. Oupyre, veille bien sur lui !
La hase remua les babines, songeuse.
Petite boule qui pique !
Cornélia prit ça pour une confirmation. Alors qu’elle faisait demi-tour, elle heurta Iroël qui se tenait juste derrière elle.
– Merde alors, mais fais attention ! T’es en plein milieu ! s’énerva-t-elle sans raison valable.
Il la toisa sans répliquer. Il était calme comme la surface d’un lac – comme s’il n’était pas campé au milieu d’une mêlée d’oiseaux, de balles sifflantes et de nivées effrayées.
– Le Liebherr, dit-il seulement. On peut aller voir. C’est maintenant, ou c’est jamais.
Échevelée, Cornélia reprit son souffle. Le matagot avait disparu sans laisser de traces après sa petite révélation ; c’était à peine quelques minutes auparavant. D’un coup d’œil, la jeune femme vérifia l’avant-garde du convoi. Aegeus était toujours introuvable. La Mouche surveillait les trois camions militaires, tournant autour comme un énorme chien de garde pour les protéger des alicantos. Le qilin et le zonure d’Aegeus l’accompagnaient dans sa ronde.
Le Berliet et le Liebherr, eux, étaient laissés sans protection. Tout le monde avait assez à faire par ailleurs, sans se soucier en plus de deux camions géants qui ne contenaient que des hamacs vides et…
Et quoi ?
Cornélia prit sa décision. Elle s’assura que tous les boyards autour d’eux étaient débordés par les oiseaux.
– On y va. Vite !
En grimpant l’échelle du Liebherr, Cornélia réalisa à quel point le véhicule était grand. « Il s’est pas foutu de nous, le blondinet ! » avait dit Mitaine la première fois qu’elle l’avait vu. C’était un euphémisme. T 282B, clamaient les lettres noires imprimées sur ses flancs de métal. C’était le camion le plus imposant jamais fabriqué au monde. Un seul de ses pneus devait peser plusieurs tonnes.
Avant de monter sur le ponton de pilotage, elle y glissa un œil anxieux, craignant de se retrouver face au conducteur. Mais il avait quitté son poste, certainement pour aller renforcer les effectifs qui protégeaient les nivées et les ressources.
– Allez go, marmonna-t-elle en refoulant sa nervosité.
Iroël attendait derrière elle. Elle grimpa sur le ponton de métal, progressa au ras du sol pour être la moins repérable possible, sans cesser de jeter des coups d’œil aux alentours. Elle détestait ne pas savoir où se trouvait Aegeus... Il pouvait surgir devant elle à n’importe quel instant.
Une fois cachés contre la cabine de pilotage – ils se trouvaient trop en hauteur pour que ceux d’en bas puissent les apercevoir – Iroël et Cornélia firent face à un nouveau problème. C’était la benne qu’ils voulaient inspecter ; mais il n’y avait aucun moyen d’y accéder. Elle était faite pour transporter des centaines de tonnes de minerais ou de terre, pas pour que des humains puissent y monter. Le bord de cette benne formait un énorme auvent au-dessus d’eux, surplombant la cabine de pilotage. Cornélia mesura des yeux la hauteur qui les en séparait. C’était trop pour y grimper... Mais Iroël, lui, ne semblait pas inquiet. D’une main, il tâta la rambarde qui les séparait du vide, avant d’y poser le pied pour éprouver sa solidité.
– Oh non, râla Cornélia en le voyant faire. Non, non, hors de question de jouer aux acrobates. Moi, je fais pas des trucs pareils !
Il haussa les épaules sans la regarder.
– Tu veux voir ce qu’il y a dedans, ou pas ?
Elle ne put qu’acquiescer.
– Bon, conclut-il. Alors, faut monter.
Il se hissa sur la rambarde et, vif et agile comme Greg dans ses bons jours, agrippa le haut de la benne au-dessus de leurs têtes et s’y hissa dans un tour de force digne d’un gymnaste. Cornélia le regarda bêtement disparaître. Sa main balafrée réapparut au bout d’un moment, lui faisant signe de se dépêcher un peu.
– Pourquoi je me retrouve toujours à faire des trucs pareils avec lui ? grogna-t-elle dans sa barbe.
Elle monta laborieusement sur la rambarde ; rendu humide par l’air de la Strate, le métal glissait comme une peau d’anguille. Le vertige saisit Cornélia lorsqu’elle se dressa face au vide. Les sept ou huit mètres qui la séparaient du sol lui firent l’effet d’un gouffre vorace. Fais vite, ou les autres en bas vont te voir gesticuler !
– Tu en mets du temps, fit la voix d’Iroël. Mets ton masque de tzitzimitl, sinon.
Piquée au vif, elle se retourna vers lui, oscillant en un équilibre précaire, et s’accrocha des deux mains au bord de la benne. .
– J’ai pas besoin de ça !
Je ne suis pas qu’une tzitzimitl, songea-t-elle en son for intérieur. Je vaux aussi quelque chose en tant qu’humaine, quoi que vous puissiez tous en penser.
Elle rassembla ses forces, sauta et s’agrippa de justesse à la benne. Puis elle s’y hissa en ahanant, dans un mouvement de reptation digne d’un gros ver de terre, en forçant sur ses abdos inexistants.
– Regarde… bien… feula-t-elle d’une voix étranglée par l’effort.
Tranquillement accroupi au-dessus d’elle, Iroël l’observait en effet.
– Allez, l’encouragea-t-il à mi-voix. Tu peux le faire.
– Je sais… que… je peux le faire !
Mais non, elle n’en savait rien, et elle eut une peur bleue quand elle commença à glisser dans le vide. Iroël bondit auprès d’elle, un éclat de panique dans le regard, mais elle avait déjà repris le contrôle ; dans un dernier effort, elle réussit à se traîner près de lui. Une vague de soulagement l’envahit.
– T’as vu ça ?
Iroël hocha la tête sans rien dire, en contemplant cette larve échouée sur le ventre, à moitié submergée par ses cheveux hirsutes. Ils se relevèrent au même instant. Cornélia plissa les yeux, aveuglée par l’éclat des deux soleils. Ils se trouvaient au plus près du ciel, perchés loin des regards, comme deux voleurs. Les alicantos fusaient de part et d'autre de leurs têtes. Et devant eux s’ouvrait l’énorme benne. Elle était entièrement bâchée : il était impossible de voir l’intérieur.
– Bon, fit Cornélia.
Ils échangèrent un regard. Qu’allaient-ils découvrir là, d’assez secret ou terrifiant pour être caché aux yeux de tous depuis le début du voyage ? Iroël finit par s’accroupir pour dénouer l’une des ficelles de la bâche. Celle-ci s’ouvrit.
À l’intérieur, l’obscurité complète.
– Moi d’abord, dit Iroël entre ses dents.
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