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– Fais voir tes pieds, grognait-il, accroupi devant la jeune fille.
– Nan.
Elle croisa les bras par défi. Cornélia vit Aaron lever les yeux au ciel, puis prendre sa voix de commandement.
– Éclaireuse, lève les pieds.
Par habitude, Blanche obéit avant même de s’en rendre compte. Une expression mortifiée parut sur son visage quand elle s’en rendit compte. Aaron lui avait déjà collé quelque chose sur la plante du pied.
– Aïe ! réagit-elle. C’est quoi ?
Il leva des yeux grognons vers elle.
– Des patchs médicaux. Ceux-là, ils sont vraiment bons, ils viennent de 2034. Ils sont cicatrisants et anti-douleur. Tu vas pas te plaindre non plus ? Ces trucs-là, ça coûte les yeux de la tête.
Et paf, il lui en colla un deuxième sur l’autre pied.
– De 2034 ? répéta Blanche en remuant ses orteils sales.
– Ouais, on en a un stock dans le camion au cas où. C'est bien parce que t'es éclaireuse que t'y as droit, hein !
Après le picotement, une onde de bien-être se diffusa sous les pieds brûlés de la jeune fille. Elle soupira d’aise. Aaron se releva souplement ; il lui colla un autre patch sur la joue, d’un geste sec qui fit le même bruit qu’une claque. Blanche sursauta.
– T’as une grosse estafilade, grommela-t-il.
Elle tâta son visage, se souvint de l’aile métallique du vautour qui l’avait effleurée.
– Merci…
– Me r’mercie pas. C’est fait pour ça. Tu crois que j’ai guéri comment après le combat chez Actéon ?
Le regard de Blanche descendit le long de la jambe du garçon. D’un coup, elle se rappela cette vision affreuse, celle des pointes de la tarasque qui écrasaient le crocotta de plein fouet. Aaron avait boité plusieurs jours après ça.
– Euh… Je pensais juste que les crocottas guérissaient plus vite que nous…
Un demi-sourire narquois s’afficha sur le visage du changelin.
– Y a aussi de ça.
Blanche contempla ces lèvres orgueilleuses, qui ne souriaient toujours qu’à moitié. Et voilà. Elle avait encore envie de l’embrasser. « On est quittes », dit la voix d’Aaron dans sa mémoire. Ça voulait dire quoi, ça ? Ils n’étaient pas quittes du tout. Il l’avait juste mordue, ce n’était aucunement un baiser.
Ventre-saint-gris ! Pourquoi je pense à ça maintenant ?
Elle se détourna d’un coup, l’esprit en ébullition, et se tapota les joues comme un hamster énervé pour en chasser la rougeur. Les sourcils levés, Aaron la regarda poussa un petit cri de douleur : elle avait oublié le patch et l’estafilade.
À quelques mètres, Pouet tressaillit soudain. Il leva le mufle, fixa les murailles rouges du Kremlin. Cornélia le regarda d’un œil critique.
– Non… dit-elle.
Le tarascon se mit à trépigner, visiblement heureux.
– Non, grogna la jeune femme devant son agitation.
Elle mit une main en visière. Près d’elle, les boyards firent de même, un par un.
– Là ! cria quelqu’un.
Lorsque Aegeus apparut entre deux bâtiments, des ovations s’élevèrent du convoi. Les nivées bramèrent et hululèrent ; les boyards poussèrent des acclamations. L’homme aux écailles prenait son temps, peut-être pour asseoir sa domination sur ce secteur qu’il venait d’extorquer à son propriétaire. Lorsqu’il fut assez près pour que tous puissent distinguer son visage, il devint clair que leur réaction à tous le faisait sourire. Il ne dit rien ; il ne fit aucun discours. Il se contenta de lever une main, avec une certaine nonchalance. Aaron l’imita, puis tous les soldats. Une vague de bras se leva. En regardant les visages qui l’entouraient, Cornélia réalisa qu’Aegeus avait fait d’une pierre trois coups. Il ne s’était pas seulement vengé de Midas, tout en gagnant les faveurs d’Epona ; il avait aussi regagné le respect de ses boyards par son action d’éclat.
C’était parfaitement calculé.
Pendant que tous se congratulaient les uns les autres – alors qu’ils n’avaient rien fait du tout, comme le souligna Blanche –, une personne restait à l’écart de la liesse générale.
Mitaine.
Gaspard s’approcha d’elle, étonné de son silence. Elle leva vers lui un regard douloureux.
– Les dryades, dit-elle. Et les autres nymphes. Elles y sont certainement passées. (D’un geste vague, elle désigna le Kremlin tacheté d’ombre.) Dur d’échapper à une chose pareille, hein ?
Du coin de l’œil, Cornélia vit Gaspard s’approcher un peu plus près. Presque timidement, il posa ses mains sur l’épaule de la dryade.
– Mais non. Regarde Aegeus et Blanche, ils s’en sont sortis.
– Elles auront souffert tout ce temps, pour finir comme ça, marmonna Mitaine sans l'écouter. Mortes avec leurs bourreaux. Si c’est pas pitoyable…
Mais c’était un autre mot que « pitoyable » qu’elle avait envie de prononcer. Gaspard la prit doucement dans ses bras. Elle tressaillit un peu. Alors il posa une main à l’arrière de sa tête, sur sa chevelure de fougères, d'un geste aussi précautionneux que s’il touchait une bombe capable d’exploser à tout moment.
– Toi, tu t’en serais sortie, assura-t-il. Tu t’en sors toujours. J’suis sûre qu’elles aussi, elles en sont capables. Suffit de courir vite. Bon, les filles ça sait pas courir, mais les dryades ça sait, non ? T’as bien des jambes, la plante verte ?
Mitaine lui mit une claque pour toute réponse. Mais elle ne se dégagea pas.
– Aïe, se plaignit-il exagérément.
– T’es vraiment qu’un grand con, toi.
Cornélia vit Gaspard sourire. La voix d’Aegeus les coupa dans leur aparté.
– Et ainsi, Midas l’immortel fut réduit à néant ! rugit-il à l’intention de ses soldats.
Les hourras reprirent. La vouivre passa dans les rangs, attrapa d’une main l’épaule de Beyaz et de l’autre, celle de Rodrigo.
– À mes promeneurs de doppelgänger !
Une cascade d’acclamations s’élevèrent autour d’eux. Aegeus fit deux pas de plus et posa les mains sur les épaules de Mitaine et Cornélia. Celle-ci se raidit comme si c’était un scorpion venimeux qui la touchait.
– Et à mes porteuses de miroir !
La jeune femme sursauta, surprise par la puissance sonore des bravos. Pourquoi semblaient-ils deux fois plus forts lorsqu’ils s’adressaient à elle ? Les joues rouges, elle fit glisser son regard sur tous les visages qui l’entouraient. Ils portaient tous des cicatrices, des cheveux mal coupés, des peaux aux mille nuances différentes. Certains avaient des yeux de chèvre ou des joues couvertes de mousse et de piquants ; d’autres portaient des barbes taillées à la va-vite. Il y avait même les deux kumiho qui détonnaient dans cette foule bigarrée. Et tous ces yeux, toutes ces joues souriaient.
– Êtes-vous prêts à quitter Moscou ? lança Aegeus d’une voix de stentor.
Cornélia tressaillit. Il n’avait lâché ni son épaule, ni celle de Mitaine. Les soldats rugirent leur assentiment et leur chef sourit de nouveau, avec fierté.
– Êtes-vous prêts à entrer chez Bastet Sekhmet, la Puissante ?
Les boyards vociférèrent leur approbation ; une vague de hardiesse les fit vibrer. Contrairement à la première fois où il avait prononcé ce nom devant eux, ils ne montrèrent pas la moindre hésitation. Aegeus pressa les épaules de Cornélia et Mitaine, d’un geste qui dénotait une certaine affection.
– Allez, les filles. Reprenons la route.
Lorsqu’il les lâcha, ses yeux brillaient de détermination.
– Pékin nous attend.
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[Fin de la première moitié du tome 3]
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