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"NI DIEU NI MAÎTRE"

(deuxième moitié du tome 3)

***

[Prologue sur le passé d'Aegeus]

***

Ils reprirent la route, suivant la frontière de feu Midas. Les remparts du Kremlin disparurent loin derrière eux.

Il fallut quelques jours pour que le convoi retrouve un équilibre avec tous ses nouveaux membres.

Aegeus accepta de garder les squonks, de les nourrir et de les abreuver à l’œil, puisque l’un d’entre eux avait aidé Blanche à libérer les chevaux magiques. En fait, presque personne ne les voyait. Honteux de leur apparence disgracieuse, ils passaient tout leur temps cachés sous les camions et se mettaient à pleurer dès que quelqu’un les apercevait – ou disparaissaient dans une flaque de larmes. Blanche était la seule à pouvoir les approcher. Régulièrement, on la voyait à quatre pattes sous un camion, les fesses en l’air, occupée à leur tendre de la nourriture et à leur adresser des compliments. Le premier squonk, qui l’avait menée aux chevaux chez Midas, sortait parfois de l’ombre. Il s’asseyait timidement hors de sa cachette, dans la lumière, et regardait le convoi avec des yeux humides et curieux. À deux reprises, Cornélia le vit jouer avec Oupyre. Ils se faisaient des passes avec un caillou, comme ils l’avaient fait chez Midas. Cette camaraderie la surprenait beaucoup. Le squonk appréciait Pouet et Oupyre, mais il s’enfuyait au moindre bruit.

Sleipnir avait pris place dans le convoi, tout comme Uchchaihshravas. « Prendre place », il fallait le dire vite : les deux étalons ne tenaient justement pas en place. Ils disparaissaient parfois pendant des heures et on entendait le fracas de leur galop qui s’éloignait, comme un orage invisible posé sur l’horizon. Ils se livraient entièrement à leur nouvelle liberté, se mesuraient l’un à l’autre, piétinaient la Strate en faisant jaillir l’eau sous leurs sabots. Un arc-en-ciel parfait se déplaçait dans leur sillage, à travers le ciel, porté en étendard par les sept têtes de Uchchaihshravas.

Svadilfari était d’une autre trempe. Blanche et Cornélia comprirent vite qu’il avait besoin de se rendre utile. Le cheval bâtisseur ne vivait que pour aider ses maîtres ; et en l’occurrence, le convoi était ce qui se rapprochait le plus d’un maître. Il avait décidé de mettre sa force colossale à son service. Aegeus avait choisi d’abandonner le Liebherr pour économiser du carburant : à présent que le doppelgänger était libre, le camion géant ne servait plus à rien. « Tu m’as bien servi », lui avait-t-il dit, une main posée sur son pneu de quatre mètres de haut usé par la Strate. Un peu de regret était passé sur son visage. Mais il avait ordonné de siphonner le réservoir et d’abandonner le véhicule derrière eux. Svadilfari avait aussitôt compris l’importance du carburant pour le convoi.

En conséquence, il avait demandé à tracter le Berliet.

« Ce dumper pèse cent tonnes », lui avait dit Aegeus. « Tu es sûr de toi ? »

Un amusement tranquille était passé sur le visage épais de Svadilfari.

Cent tonnes, avait-il répété, pensif. Oui. Sûr.

En son temps, il avait construit la forteresse d'Asgard, le domaine des dieux nordiques. Cent tonnes ne pesaient rien pour un être tel que lui.

Aegeus avait fait remuer ciel et terre par ses boyards : il fallait trouver une chaîne ou une corde assez solide pour pouvoir atteler Svadilfari. Mais rien n’était capable d’une telle prouesse. En désespoir de cause, ils avaient fini par abattre du liseron épineux, des glycines et du lierre grimpant dans les rues, pendant des heures, et Iroël les avait tressés ensemble pour concevoir des chaînes solides et souples.

« Le métal ne vaut rien », avait conclu Aegeus. « Il n’a aucune force, il sort d’usine. Il nous aurait fallu le fil d’Ariane, mais on fera sans. »

À la grande surprise de Blanche et Cornélia, ces cordes de fortune avaient tenu – peut-être grâce à la magie d’Iroël. Ainsi harnaché, Svaldilfari tirait le camion avec une force calme, heureux de se sentir utile. Grâce à lui, Aegeus économisait des litres et des litres de gasoil.

Alsvinnr et Árvakr, eux, n’avaient pas remis pied à terre depuis leur libération. Au bout de quelques temps, ils avaient cessé de jouer à la balle avec les soleils de la Strate et avaient repris un rythme plus ordinaire. Ordinaire pour eux... La Mégastructure n’avait toujours pas de nuit : chacun des chevaux solaires avaient choisi l’un des astres et traversait le ciel à son tour, de sorte que les jours se succédaient sans pause, uniquement séparés par quelques heures de crépuscule.

Au bout de plusieurs jours, des nuages s’amoncelèrent au-dessus du convoi. Tout le monde observa leurs ventres duveteux avec impatience, attendant que l’orage éclate. Les effectifs grandissants des nivées avaient mis à mal les réserves d’eau. Et Aegeus, qui avait compté sur la magie des masques pour créer un deuxième Airavata, refusait pour l’instant de mettre ce plan à exécution. Cornélia et Blanche finirent par deviner que c’était dû à la présence de Uchchaihshravas. Comment l’étalon divin aurait-il réagi en voyant fabriquer une copie de son frère disparu ?

***

Ainsi le petit prince apprivoisa le renard.

Comme souvent lorsque Blanche lisait, Pouet était l’auditoire principal, mais beaucoup de monde écoutait sans en avoir l’air. Mitaine et Cornélia bien sûr – elles ne s’en cachaient pas – mais aussi Gaspard, Beyaz et d’autres boyards. Même Svadilfari, qui s’était couché devant le Berliet comme un gigantesque rocher de granite, tendait une oreille vers eux. Non loin, Greg dévorait quelque chose, certainement un déchet, en écoutant distraitement cette voix qu’il connaissait bien. Une bruine tiède, fine comme des gouttelettes de brume, leur tombait sur la tête.

Ainsi le petit prince apprivoisa le renard, répéta Blanche pour couvrir ses bruits de mastication dégoûtants. Et quand l'heure du départ fut proche…

– L’heure du départ est déjà proche ? releva Gaspard. Attends, tu as sauté un passage ?

– Non, c’est écrit comme ça. Ça s’appelle une ellipse, banane.

– Ça s’appelle une ellipse, banane, répéta-t-il d’une voix vexée.

Blanche lui tapa sur la tête avec le livre.

– Mais va voir l’auteur si t’es pas content, au lieu de me casser les pieds !

Presque aussitôt, elle se recomposa une expression calme et replongea dans le livre.

– Donc, l’heure du départ du Petit Prince est proche. Ah ! dit le renard... Je pleurerai.

Elle marqua une pause.

C'est ta faute, dit le petit prince, je ne te souhaitais point de mal, mais tu as voulu que je t'apprivoise...

Bien sûr, dit le renard.

– Mais tu vas pleurer ! dit le petit prince.

– Bien sûr, dit le renard.

Alors tu n'y gagnes rien !

– J’y gagne, dit le renard, à cause de la couleur du blé.

Blanche observa un silence religieux, savourant la douce mélancolie de la réplique. Plus loin, Svadilfari leva sa grosse tête anguleuse.

Blé ? Pourquoi blé ?

– Ah oui, dit Blanche, vous avez loupé tout le début de la scène, vous… (Elle retourna à la page précédente.) Avant de se laisser apprivoiser, le renard dit ceci : Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste ! Mais tu as des cheveux couleur d'or. Alors ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé ! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé...

Pouet enfonça son gros mufle dans les cheveux dorés de Blanche. Il comprenait chaque mot qu’elle lisait ; Cornélia en était persuadée.

Mmh, fit Svadilfari en remuant les oreilles d’un air indécis. Je comprends. Je crois.

– Vraiment ? Vous avez déjà été apprivoisé ? lui demanda Blanche en levant le nez de son livre.

Pendant un long moment, le titan de pierre fixa le vide. Cornélia se demanda s’il songeait à son premier maître, celui de la légende, le géant bâtisseur qui avait construit l’immense forteresse des dieux d’Asgard. Sous ses ordres, Svadilfari avait charrié des blocs de pierre toutes les nuits, pendant des mois et des mois, sans trêve.

Non, dit enfin le cheval. Non. Dressé seulement.

La tristesse passa dans les yeux de Blanche, mais elle n’osa pas le questionner et passa à la suite de l’histoire.

Le chapitre se terminait ainsi :

– Les hommes ont oublié cette vérité, dit le renard. Mais tu ne dois pas l'oublier. Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivoisé.

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