80 - L'entrée dans Pékin
Hello les filles ! Ce passage a une petite utilité pour la suite mais j'ai peur qu'il tombe comme un cheveu sur la soupe... N'hésitez pas à me dire si c'est le cas !
***
Ils commencèrent à obliquer vers l’ouest, à rajeunir petit à petit. Autour d’eux, les bâtiments typiquement soviétiques de Moscou se raréfiaient. Une autre ville naissait à sa place : le grand Pékin. Des buildings tout de verre et d’acier semblaient sortir de terre et dresser leur architecture vertigineuse vers le ciel. Certains flottaient sur l’horizon, au-dessus des silhouettes de leurs semblables, dessinant des ombres nettes sur le ciel. Cornélia gardait un œil sur le côté droit de la frontière. Il n’y avait plus aucune trace de l’or de Midas, ni des flaques d’ombre du doppelgänger. Ils avaient disparu loin derrière le convoi, comme s’ils n’avaient jamais existé.
– C’est toujours chez Midas ? demanda-t-elle à Mitaine, qui tenait son poste juste à côté.
Avant de répondre, la dryade cracha bruyamment sur le canon de Bibiche. Elle retourna sa poche de pantalon et frotta le métal avec vigueur, avant de l’observer d’un œil critique.
– Elle vieillit, ma Bibiche. Elle vieillit… (Elle soupira, tripota quelque chose au niveau de la gâchette.) Ouais, c’est encore chez Midas. En plus de Moscou, son secteur couvre une bonne partie de Pékin. Ça va de 2015 à 2055, si ma mémoire est bonne.
– Laisse-moi jeter un œil, fit Gaspard en tendant une main.
Elle lui laissa son arme sans rien dire. Il était aux petits soins pour elle depuis la mort de Midas, mais la dryade conservait une sorte de distance prudente. Elle n'était plus tout à fait la même ; certainement le fait d'avoir revu les nymphes réduites en esclavage, soumises au bon vouloir des soldats. Les souvenirs avaient fauché net son entrain habituel. Tout le monde attendait un deuxième baiser entre eux, mais rien de tel n'était arrivé pour l'instant. Blanche avait râlé quand Cornélia lui avait raconté la scène. Elle était dégoûtée d'avoir raté le spectacle.
– Midas avait même un bout de Djibouti et de Sydney ! poursuivit Mitaine. Mais ce salopard préférait trôner à Moscou, va savoir pourquoi. Sûrement pour énerver les Russes.
– La Mégastructure n’a aucun sens, commenta Blanche.
Appuyée contre l’épaule de Pouet, elle retirait les patchs médicaux de ses pieds. Ils y étaient restés l’équivalent de trois ou quatre jours, pendant lesquels Blanche s’était essentiellement déplacée à dos de Pouet.
– Ça marche vraiment trop bien, ces machins ! commenta-t-elle en regardant ses plantes de pied.
Une peau toute neuve commençait à remplacer l’ancienne tombée au combat. Elle fit la grimace quand elle posa le pied dans l’eau et que le sel irrita ses cicatrices. Puis elle reprit :
– Qu’est-ce que Midas fichait à Moscou et qu’est-ce que Bastet fiche à Pékin ? Elle ne devrait pas être dans une métropole égyptienne, et lui dans une ville grecque ? Ils ont joué leurs secteurs aux cartes, ou quoi ?
Mitaine éclata d'un rire bref. Ce bruit soudain terrifia Pouet, qui bondit de frayeur et fila se cacher derrière le camion le plus proche. Blanche et Cornélia poussèrent le même soupir désolé. Un air coupable passa sur le visage de la dryade.
– Pardon, j’avais oublié… Mais oui, du coup, c’est à peu près ça pour les immortels. Enfin, plutôt que jouer aux cartes, ils préfèrent se foutre sur la gueule ! Sauf Homère, qui a eu un grand secteur sans lever le petit doigt, parce que les immortels ont besoin de lui pour se souvenir de leur passé. De toute façon, il est pacifiste ! Il se serait jamais battu.
– Ils sont perdus, dit une voix d’homme derrière elles.
Elles sursautèrent. Oupyre, qui gambadait dans l’eau juste à côté, sursauta aussi. En se retournant, elles tombèrent sur Iroël, occupé à ramasser des emballages plastiques. Des tupperwares de couleur noire. Cornélia l’observa frotter leur surface pour les débarrasser de la vase, et les lever dans le soleil pour vérifier leur teinte. Où en était-il de son masque, celui qu’elle lui avait demandé de réaliser pour « un ami » ? Alors qu’elle se posait la question, il lui lança un coup d’œil de côté.
– Les immortels, précisa-t-il. Ils sont perdus. Ils sont venus dans la Strate parce que dans les vingt-quatre heures, il y avait plus de place pour eux. Il y a trop de gens, trop d’usines et de villes. Trop de nouveautés.
Il haussa les épaules, rangea les tupperwares dans son sac à dos.
– Les gens veulent plus d’eux. Ils ont trouvé de nouveaux dieux. Des choses qu’ils peuvent voir et toucher, qu’ils peuvent fabriquer à volonté.
Il vint se placer près d’elles, et observa Pékin qui élançait ses buildings à travers les nuages.
– Alors toutes les légendes sont venues ici. Mais elles sont pas chez elles. Elles ont plus de racines.
Il regarda, à quelques mètres, une statue qui émergeait d’un rosier de Chine. C’était un lion gardien tout en bronze, le mufle épais et carré, la crinière formée de volutes sculptés. Le temps l’avait fait verdir, le sel de la Strate l’avait usé ; mais il gardait encore un bel éclat, le regard fier, à demi-caché par les roses pourpres. Cornélia s’attendit presque à le voir bouger.
– Babo ! cria la voix de la kitsune. Idiot, reviens ici !
Le petit ours nandi venait de se cacher derrière le rosier. Une fois de plus, il avait oublié qu’à cause de la ligne temporelle de la Strate, il pesait au moins deux cents kilos et avait le profil massif d’un adulte. De fait, ni la statue ni le buisson ne parvenaient à le cacher.
– Babo ! l’insulta encore la renarde. Comment veux-tu que je te soigne si tu vas te cacher ainsi ?
– Peut-être que si tu arrêtais de le tyranniser, il viendrait vers toi, marmonna Blanche.
La kitsune – qui, si Iroël avait vu juste, était en réalité une kumiho – accourut devant la statue. Au fil du voyage, elle commençait à laisser de côté ses manières élégantes. Le pragmatisme un peu vulgaire des boyards l’influençait peut-être. Elle contourna le rosier, retira son chausson brodé et asséna une tape à l’ours nandi.
– Allez ! Montre-moi ta patte.
Blanche se crispa. Elle retroussa des manches imaginaires et s’avança vers elle.
– Attendez ! Ne le tapez pas, je vais vous aider. Je vais le tenir. (Elle se tourna vers le camion le plus proche et hurla.) Pouet ! Viens ici, mon gros !
Le gros nez de la tarasque apparut à l’angle du camion, renifla l’air d’un air inquiet, puis Pouet apparut en entier. Il trottina vers Blanche, éclaboussant Mitaine qui se mit à jurer, et Iroël qui se fichait totalement d’être trempé.
– Viens, Pouet, lança Blanche. On va faire une démonstration. (La renarde la toisa d’un air sceptique.) Donne-moi ta patte. C’est à quelle patte qu’il a mal ?
– Arrière droit, répondit la renarde dans un soupir. Il a marché sur une ronce, il doit avoir une épine.
– Bon !
Blanche fouilla dans son sac, en sortit une barre de céréales et la tendit à l’ourson. Il la goba tout rond et la fixa avec des yeux brillants de reconnaissance.
– C’est bien. Regarde, n’aie pas peur. Fais comme Pouet. C’est pas compliqué, tu vas voir !
La tarasque souleva obligeamment son énorme patte. Blanche se retrouva avec une paluche d’ours hérissé de griffes, qu’elle dût porter à deux mains tellement elle était lourde. D’un coup de coude, elle poussa Pouet.
– Hé, mets-y un peu du tien, tu veux ? Te repose pas sur moi !
La tarasque lui lécha toute la figure de sa grande langue ; la jeune fille se mit à postillonner partout pour éjecter la bave qu’elle avait reçue dans la bouche. Les mains sur les hanches, la femme renarde soupirait en regardant leur cirque. Elle tenait toujours son chausson à la main et l’ourson surveillait l’objet du coin de l’œil.
– Remettez votre chausson ! râla Blanche. Vous ne voyez pas qu’il en a peur ?
Cornélia haussa les sourcils devant sa véhémence. Iroël, lui, hocha la tête d’un air satisfait. Ils regardèrent Blanche donner un cours entier à la kumiho ; ensemble, elles finirent par retirer les deux énormes épines qui s’étaient plantées dans les coussinets de l’ourson. Sitôt l’opération terminée, il s’enfuit en courant à travers le convoi et alla vite se cacher derrière le Berliet.
– Bien, conclut la femme renarde en s’essuyant le front. Je suis soulagée. Merci.
Surprise, Blanche bégaya bêtement.
– Euh, bah euh, de rien.
Elle tripota son masque pour reprendre contenance.
– Vous devriez vous montrer plus gentille avec lui. Ce serait mieux pour vous deux, non ?
– Les ours naissent pour obéir aux renardes, répliqua la kumiho. Pourquoi montrerais-je de la gentillesse ? La gentillesse ne mène nulle part. Pas au respect, en tout cas.
Blanche désigna les grosses épines de rose qu’elle avait encore en main, comme pour dire « Regardez où la gentillesse peut vous mener. ». La kumiho secoua la tête, sans chercher à entrer dans un débat stérile. Elle s’appuya un instant sur la statue, près d’elle, puis se rendit compte qu’il s’agissait d’un lion gardien. Une onde mélancolique passa dans ses yeux noirs. Cornélia la regarda caresser le bronze de sa main délicate.
– Allez en route, mauvaise troupe, lança Mitaine en remontant son gros sac à dos d’un coup d’épaules. Sinon, le changelin va encore venir nous houspiller !
Elles se remirent en marche d’un bon pas, mais en dépassant la kumiho, Cornélia lui jeta un regard en coin. La renarde avait l’air perdue dans ses pensées.
« Ils sont perdus. »
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