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Parfois, quand le convoi s’arrêtait pour prendre quelques heures de sommeil, Alsvinnr et Árvakr avaient la bonté de mettre en pause leur incessant ballet. Chacun d’eux allait ranger son soleil tout bas, près de l’horizon, et pendant quelques temps, la Strate retrouvait presque une véritable nuit. Dans cette semi-obscurité, Blanche et Cornélia avaient alors l’impression de retrouver leur monde. Et étrangement, cela les dérangeait. Un léger malaise leur prenait les tripes et les empêchait presque de dormir. Il y avait de la nostalgie là-dedans… mais pas que. Elles s’étaient trop habituées à la Mégastructure.

C’est pendant l’un de ces moments, alors que les boyards prenaient leur pause, tous assis en cercle avec des gobelets de café fumant dans les mains, qu’Aegeus se montra. Ses soldats le voyaient de moins en moins : il passait presque l’intégralité de son temps à se reposer. Les rumeurs sur son état allaient bon train. Aussi, dès qu’il se posta sur le capot du Berliet, tous firent immédiatement silence. Les nivées elles-mêmes se turent. Une sorte d’attente fébrile prit possession du convoi entier. Aegeus, en bon orateur, attendit que le silence soit complètement établi avant de prendre la parole.

– Nous sommes encore loin de la frontière de Bastet.

Il n’avait pas parlé très fort, ce qui était surprenant de la part d’un homme qui avait l’habitude de leur faire siffler les tympans. Le silence se clarifia encore : il devint transparent comme du verre. Certaines nivées frémirent dans la foule, à l’arrière-plan, et Cornélia vit du coin de l’œil qu’elles transmettaient ses dires aux créatures de derrière, qui n’entendaient pas.

– Nous nous dirigeons plein ouest depuis un certain temps, et nous allons continuer en ce sens. (Le regard froid d’Aegeus survola toute la foule.) Vous savez ce que cela signifie. Nous allons perdre, au total, environ neuf ou dix ans d’âge au fil de notre route.

Un remous inquiet s’empara des nivées. Cornélia ne comprit pas pourquoi, jusqu’à ce que la jeune kumiho, qui se reposait non loin avec sa grand-mère, se lève brusquement.

– Et comment comptez-vous garder nos petits en vie ?

Nos petits ? releva la jeune femme en son for intérieur. Elle a des petits, elle ?

Puis son regard tomba sur son ours, qui se cachait comme d’habitude derrière elle. Bien sûr. Comme Pouet, il n’était pas adulte ; il en avait seulement l’apparence. Il avait d’ailleurs perdu une partie de sa masse musculaire sur les derniers kilomètres. À présent, il ressemblait à un grand adolescent hirsute. Les jackalopes s’approchèrent aussi : autour de chaque lapine se pressait une bonne huitaine de petits. Et derrière elles se tenaient les coulobres et leurs propres enfants…

L’horreur fit place sur le visage de Blanche.

– Ils vont mourir si on continue à l’ouest, chuchota-t-elle. Ils vont rajeunir jusqu’à redevenir des bébés… puis des embryons…

– Nous avons une solution à ce problème, reprit Aegeus. (Le son de sa voix ramena le calme absolu.) Nous allons séparer le convoi en deux. Les camions et le gros des effectifs nous suivront près de chez Bastet : j’attends beaucoup de ce banquet et j’espère pouvoir en ramener des ressources. Pour le reste, les hydres ici présentes prendront sous leur aile tous les petits et les mèneront directement au nord, à travers le territoire de Midas, jusqu’à la prochaine frontière : celle d’Orphée.

Les boyards froncèrent les sourcils. Leur chef poursuivit :

– Grâce aux hydres, ce convoi secondaire sera invisible. J’encourage les parents à accompagner leur progéniture ; je vous ferai don d’un camion plein d’eau et de nourriture, ainsi que vingt boyards pour vous encadrer, avec plus de munitions qu’il n’en faut. (Il haussa la voix pour couvrir les réactions stupéfaites de la foule.) Mais je n’ai aucune inquiétude. Le secteur de Midas est à l’abandon : vous ne croiserez aucune menace sur le trajet. Et si cela arrivait, j’ai toute confiance en mes boyards et en les hydres pour vous protéger. (Il inclina la tête vers la femme renarde.) Et vous n’êtes pas en reste.

– Et le doppelgänger ? souleva Gaspard.

– On veut pas finir en flaque de mazout, nous ! renchérit Mitaine.

Un sourire sardonique échappa à Aegeus, mais il ne remonta pas jusqu’à ses yeux.

– Oh, ne vous inquiétez pas. Vous deux, vous aurez d’autres soucis. Vous serez coincés avec moi chez Bastet Sekhmet, entre la déesse lionne, la déesse serpentine et Argos le cannibale.

Mitaine sembla soulagée tandis que Gaspard virait au vert.

– Le doppel sévit encore à Moscou, au sud-est, reprit Aegeus mais nous sommes assez loin à présent pour lui échapper. Il lui faudra plusieurs mois, sinon plusieurs années, pour recouvrir tout le territoire de Midas et arriver jusqu'ici.

Sa phrase s’acheva dans une quinte de toux déchirante, qui ne fit que s'aggraver. Lorsqu’il en sortit enfin, tout le monde sembla soulagé. Il réussit à se tenir presque droit, mais même à distance, Cornélia entendait son souffle caverneux et sifflant. Une image s’imposa à elle : celle des amas d’écailles ensanglantés qui devaient remonter dans sa gorge et lui égratigner les chairs. Elle la chassa vite de son esprit.

– Tout cela est très bien, lança la renarde d’un ton péremptoire. Mais je ne pars pas avec les petits. Mon aïeule et moi resteront sous votre protection, ici, dans le convoi principal. Et lui (elle désigna son ours nandi) viendra avec nous. Il est hors de question que je me sépare de lui !

L’ourson ouvrit de grands yeux émus et vint se coller à sa jambe ; à la grande surprise de Cornélia, la renarde ne le repoussa pas. Elle se contenta de l’ignorer royalement. Quant à Aegeus, il prit sur lui pour ne pas perdre patience.

– Alors attends-toi à ce qu’il meure d’ici une centaine de kilomètres, dit-il d’une voix rauque et douloureuse. Je te pensais moins bête, renarde. Mais à ta guise : c’est ton esclave, pas le mien.

La jeune femme feula silencieusement ; ses os fins jouaient sous sa peau, rendant son visage plus pointu et éthéré encore. Lorsqu’elle se tourna vers Iroël, qui mangeait calmement à côté de Cornélia, il lui renvoya un regard placide.

– Quoi ?

– Lui, reprit-elle sans le quitter des yeux. L’armurier. Il façonnera un masque pour mon ourson. Un masque de petit d’homme. Ainsi, mon ourson perdra certes huit ans d’âge, mais il n’en mourra point.

Cornélia et Blanche froncèrent les sourcils en même temps.

– J’ai pas compris, fit l’aînée.

– Mais si, chuchota la cadette. (Elle lui souffla à l’oreille.) Si l’ourson perd huit ans, il est ramené à l’état de foetus… mais s’il est changé en humain, l’impact sera beaucoup moins important, parce qu’un enfant humain a sans doute un développement plus long.

Cornélia haussa les sourcils.

– C’est possible ?

– Il faudrait faire la même chose pour Pouet, ajouta Blanche tout bas. On ne va pas le laisser…

… partir là-bas, sans nous.

Elle fut interrompue par un bruit sourd. Aegeus était tombé. Il avait heurté le capot du Berliet de toute sa masse. Tout le monde contempla son corps immobile, inconscient ; sa main qui pendait dans le vide. Dans le silence assourdissant, un petit baku se mit à pleurer.

– Chef ! beugla Aaron en se précipitant.

D’un bond, il grimpa à ses côtés et l’agrippa par les épaules. Aegeus sembla émerger ; ses yeux flottaient dans le vague, comme si un éblouissement l’avait pris et qu’il n’avait pas encore recouvré la vue. Dans la foule, les nivées s’agitèrent. D’autres petits se mirent à pleurer, sentant bien la gravité de ce qui se déroulait. Les boyards se dressèrent sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir leur chef dans un état critique – une vision rare.

– Allez, grogna Aegeus en descendant laborieusement du camion, appuyé sur son lieutenant. On va faire une pause de nuit. Profitez-en pour faire vos adieux, parce qu'ensuite, on séparera le convoi en deux. C'est le seul moyen pour qu’on ne perde pas tous les petits du convoi, et vous le savez.

Clopin-clopant, Aaron l’aida à marcher vers le Berliet pour s’y reposer. Avant qu’il ne l’emmène, Cornélia croisa le regard paniqué du garçon, qu’il jetait derrière lui comme pour trouver de l’aide.

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