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– Elle va ressembler à quoi ?

– Je sais pas, marmonna Iroël.

Beyaz fixa le masque blanc, qui semblait minuscule dans ses mains épaisses. L’ouvrage représentait un petit visage lisse, presque translucide, avec un menton pointu et de grands yeux ronds. Un visage humain... ou presque.

– Elle va comprendre ce qui lui arrive ?

– Je sais pas.

– Ça va lui faire mal ?

Iroël lui lança un regard excédé.

– Je sais pas.

– Mais tu sais rien en fait, gronda Beyaz d'une voix mauvaise.

– Moi, je fais les masques, rétorqua le jeune homme. Je les mets pas.

Cornélia fut peut-être la seule à discerner l'amertume sur ces derniers mots, celle de l'artisan qui ne pourrait jamais profiter de sa propre magie. Non loin, la licorne sautillait dans l’eau. Elle avait réussi à isoler une carpe et s’amusait à la pourchasser entre les cailloux de goudron qui émergeaient de l’eau ; le pauvre poisson filait comme un éclair, mais pas assez vite pour lui échapper. Beyaz la contemplait, le visage plissé par l’inquiétude.

Près de lui se tenaient tout leur groupe – Gaspard, Mitaine, Danaé, Elijah et bien sûr Blanche et Cornélia. Ils s’étaient postés un peu à l’écart du convoi, qui n’était toujours pas reparti. La horde était encore en train de de scinder en deux. L’agitation régnait tandis que les familles de nivées se regroupaient près des hydres. Certaines créatures tergiversaient depuis un moment, comme l’hippalectryon. En l’observant, Cornélia avait compris qu’il rechignait à partir. Il voulait se débarrasser gentiment de son petit protégé en le confiant aux hydres, pour continuer le voyage sans l’avoir dans les pattes ; mais le petit avait déjà été abandonné une fois et ne comptait pas laisser la situation se reproduire. Il pleura tant et si bien que l’hippalectryon finit par céder.

Plus loin, le géant Svaldifari était en pleine dispute avec Sleipnir. Il exigeait de son fils qu’il parte avec les petits, afin de les protéger. Bien sûr, l’étalon à huit pattes piaffait et soufflait, plein de ressentiment : il n’avait aucune envie de se traîner à une allure d’escargot pour jouer les babysitters.

Pas d’honneur, se lamentait le géant bâtisseur. Mon fils. Sois honorable !

La lourde créature vivait pour rendre service, solide comme un roc, toute entière éprise de dignité morale ; mais Sleipnir, lui, était fait d’un autre bois. Il avait été la monture d’Odin, il avait mené la chasse sauvage sous les ordres des dieux, dans un fracas de tonnerre. En le contemplant, Cornélia se souvint que sa mère n’était autre que Loki, le dieu de la malice, impulsif et farceur. Entre le père et le fils, la fracture était visible. Cornélia se détourna d’eux quand un cri attira son attention.

Il provenait de la petite licorne. Beyaz lui avait mis le masque fabriqué par Iroël.

La licorne avait chuté par terre, le corps agité de spasmes ; elle commençait à perdre sa crinière par poignées entières. Puis ce fut le tour de son pelage. L’eau de la Strate acheva de la déshabiller, emportant dans son courant paresseux les dernières bribes de fourrure. Quand on entendit ses petits os craquer et les articulations se distordre, Beyaz se tordit les mains. L’anxiété lui courbait un peu les épaules, le faisait ressembler encore plus à un ours. Au bout de quelques instants, la magie du masque s’éteignit. De la licorne, il ne restait plus qu’une silhouette humaine allongée dans l’eau. Le boyard alla se pencher sur elle. Quand une expression confuse se peignit sur son visage, Cornélia retint son souffle. Que s’était-il passé ?

– Ben quoi ? fit Gaspard, exprimant ce que le groupe pensait tout bas. Pourquoi t’es choqué ? Il lui manque un truc ?

Sans répondre, Beyaz entreprit de la redresser doucement. La créature avait l'air inconsciente. Cornélia l'observa sans rien dire. Elle se souvenait bien de sa première métamorphose en tzitzimitl… Cet instant était marqué au fer rouge dans sa mémoire. Il n’y avait pas de douleur, non. Mais un sentiment puissant de perte, un mal-être difficile à supporter. L’impression d’être engoncée dans un corps trop grand et trop petit à la fois, rigide et inconfortable… et d’avoir perdu toute son identité, l’essence même de son existence.

– Ah, fit Mitaine. J’ai compris ce qui vous perturbe.

Cornélia regarda mieux. La petite taille de la licorne les avaient induits en erreur : en fait, elle était moins jeune qu’ils l’avaient tous pensé. Elle s’était changée en une jeune femme chétive, aux membres fragiles. Sa peau d’une pâleur translucide, sa longue chevelure diaphane qui l’emmitouflait comme un manteau d’hermine évoquaient l’albinisme.

Mais surtout, comme le remarqua enfin Cornélia, ce n’était pas une femelle. Enfin, pas tout à fait.

– C’est normal, ça ? fit Beyaz d’une voix perdue en cherchant Iroël.

Mais celui-ci avait disparu, certainement parti donner le masque brun à l’ourson nandi. Mitaine, dans un soupir indulgent, prit les choses en main.

– Mais oui, c’est normal, grand dadais ! Les licornes sont ni mâles ni femelles. Elles sont hermaphrodites !

Blanche ouvrit des yeux ronds comme des assiettes. Cornélia devina qu’elle prenait des notes en son for intérieur.

– Comme les escargots ? questionna la cadette. Elles ont les deux sexes, mais elles doivent quand même trouver une autre licorne pour se reproduire ?

– J'crois bien que c'est ça, fit Mitaine. Mais j’ai jamais vu deux licornes s’accoupler, alors, j’sais pas comment ça se passe…

Sans aucune pudeur, elle désigna l’entrejambe de la licorne, qui était en effet très exhaustif.

– Vous avez jamais vu son organe mâle avant, parce que les licornes en ont pas. Enfin si, mais il se trouve pas au même endroit que chez vous !

Elle s’approcha de la créature inconsciente pour soulever son énorme frange bouclée. Au centre de son front blanc, tous découvrirent un cercle très fin, presque invisible. Il miroitait comme un délicat bijou doré. Cornélia et Blanche se regardèrent, en se demandant si elles avaient bien compris ce que Mitaine sous-entendait.

– Quoi ? s’étrangla Danaé derrière elles. Leur corne, c’est un organe reproductif ?

– Pas que ! répondit la dryade, ravie d’avoir suscité cette réaction abasourdie. Mais il leur sert à ça, entre autres, oui ! C’est du trois-en-un. Reproduction, beauté, combat !

Beyaz ne semblait plus trop savoir quoi faire de ses bras – et donc de la licorne, qui y était présentement blottie. Avec un peu d’imagination, on pouvait distinguer une forme de rougeur sur ses joues mal rasées. Enfin, sur la joue qui n’était pas brûlée au troisième degré et couverte de cicatrices.

– Beyaz est tout gêné, se moqua Danaé, qui n’en manquait pas une.

C’est cet instant que choisit la licorne pour reprendre conscience. Elle sursauta brusquement, aspira une goulée d’air, gigota comme un beau diable et bondit par terre, où elle se réceptionna très mal. Beyaz la fixa, aux aguets, sans savoir comment réagir. Étalée de tout son long, la créature fit des bulles dans l’eau, avant d’ouvrir des yeux ronds, d’une teinte presque dorée. Lorsqu’elle voulut se redresser, ses bras se dérobèrent sous elle. Elle réessaya encore et encore. Cornélia réalisa qu’elle ne prenait pas appui sur ses paumes : elle essayait de tenir en équilibre sur le bout de ses ongles, comme elle l’avait fait toute sa vie sur ses petits sabots. Et c’était cela qui la faisait irrémédiablement tomber. Beyaz poussa un grognement. Il se pencha vers elle et lui tendit une main secourable. La licorne loucha dessus, semblant se demander ce qu’il fallait en faire. Au terme d’une seconde de réflexion, elle décida d’y planter les dents.

– Aïe ! Mais bon sang ! rugit le boyard en essayant de récupérer sa main. Lâche-moi !

Bien évidemment, plus il secouait la main, plus la licorne s’y accrochait.

– C’est pas gagné, hein, remarqua Gaspard.

– On dirait le caniche de mamie Bernadette, fit Blanche.

– Lâche-moi, andouille !

Optant pour une technique réservée aux bêtes sauvages, Beyaz lui pinça le nez pour l’empêcher de respirer. Comme beaucoup de créatures, les licornes ne savaient sans doute pas respirer par la bouche ; alors elle le relâcha aussitôt. Elle bascula en arrière et tomba sur les fesses dans une salve d’éclaboussures. Son visage se déforma comme celui des bébés qui pleurent, mais pas une larme ne coula.

– Là, là, du calme, grogna Beyaz en frottant sa main, espérant effacer les marques de dents nettement imprimées sur sa peau. Tout va bien !

****

Note : C'est un passage que j'avais envie de mettre, mais il est anecdotique et n'a pas de réel intérêt pour le scénario ; donc il est possible que je l'enlève plus tard... surtout si le roman est giga-long (spoiler : c'est déjà le cas)

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