86 -

5 minutes de lecture

***

Leur départ laissa un grand vide.

Cornélia n’avait pas imaginé que le convoi pourrait un jour être si calme. Il avait perdu les trois quarts de ses effectifs. Privé des galopades, des jeux et des piaillements des petits, auxquels tout le monde s’était habitué, il semblait mortellement silencieux. Il n’y avait même plus Aegeus pour hurler des ordres ou parler d’une voix forte ; même Aaron ne disait mot et se contentait de marcher à l’avant en broyant du noir.

– J’ai envie de me pendre, grommela Blanche au bout de plusieurs kilomètres. C’est un convoi ou une procession funéraire ?

Étrangement, la Mouche s’était rapproché de Blanche et Cornélia. Peut-être avait-il senti qu’elles étaient plus seules que jamais, séparées de leurs petits protégés. L’éale marchait tranquillement près de Cornélia et de temps en temps, elle entendait des grondements d’outre-tombe : ceux de son estomac en pleine digestion.

La seule note de gaieté subsistante était l’arc-en-ciel qui flottait au-dessus de leurs têtes. Uchchaihshravas était toujours là, comme la bête glatissante, et il trottait en tête du convoi. Lorsqu’il croisait un building qui lui semblait d’une hauteur intéressante, il s’amusait à le franchir d’un bond ; alors la terre tremblait et l’eau venait leur battre les pieds, dans un ressac digne d’une petit mer énervée.

Autour d’eux, Pékin déployait ses hauts buildings aux vitres étoilées d’impacts et aux murs à moitié écroulés. La végétation devenait réellement exubérante. Elle dégorgeait des avenues et des fenêtres dans un fouillis de feuilles vertes et de lianes. Ils durent passer sous un immeuble qui s’était écrasé sur son voisin et était resté ainsi, penché comme un gigantesque arbre foudroyé. En dessous de lui, la jungle était si dense qu’il fallut envoyer Svadilfari en éclaireur pour qu’il puisse dégager un passage praticable pour les camions.

Bientôt, Cornélia remarqua qu’ils avaient les pieds au sec. Elle s’était tant habituée à entendre des flocs flocs répétitifs que l’absence du bruit lui mit la puce à l’oreille. Sous leurs pieds apparaissait un chemin de terre. Il émergeait de l’eau, soigneusement damé, large comme une petite route. En jetant des coups d’œil à droite et à gauche, Cornélia vit d’autres chemins dans les autres rues.

– C’est volontaire, dit Blanche au même instant.

Elle s’accroupit un instant, tapota la terre bien aplatie et dure.

– Quelqu’un a mit beaucoup de temps et d’argent pour faire construire ces routes surélevées… (Elle marmonna plus bas, comme pour elle-même.) C’est comme chez Mama. Mais en plus sophistiqué…

Un lourd tapotement se fit entendre derrière elles. C’était Greg qui venait de découvrir lui aussi le chemin, et qui trottinait dessus en trimballant ses deux cents kilos de loutre carnivore. Il avait l’air ravi d’avoir les pattes au sec. En le voyant courir à sa façon ridicule, Cornélia eut une subite prise de conscience.

– Greg ! s’exclama-t-elle d’un seul coup.

Sous le choc, elle agrippa le bras de Blanche.

– On n’a pas pensé à Greg ! Il va pas pouvoir rajeunir…

– Si, fit sa sœur en décrochant ses doigts un à un. J’ai déjà posé la question à Mitaine. Heureusement que l’une de nous deux prend les choses en main !

La dryade, qui marchait à quelques mètres, leur lança :

– Les chapalu, ça vit plus de deux cents ans ! T’inquiète pas, il a de la marge pour rajeunir, le monstre !

La jeune femme soupira de soulagement.

Au moins un, songea-t-elle. Au moins un qui reste à nos côtés.

Au fil de leur marche, ils continuèrent à perdre des années. Cornélia vit le visage de Blanche s’arrondir, perdre les traits durs qu’elle avait gagnés en vieillissant chez les archanges. Leurs chevelures poussaient sans trêve. Elles les coupaient chaque fois qu’elles atteignaient le bas de leur dos. Mitaine, sans surprise, ne changeait pas ; et Gaspard non plus, ce qui interrogeait toujours Cornélia, mais ne la surprenait plus. Il se contentait de devenir très chevelu et barbu, ce qui lui donnait un faux air de Jésus ou de Julien Doré préhistorique.

La petite licorne, qui portait toujours son masque humain – pour la simple et bonne raison que Beyaz n’avait pas encore réussi à lui remettre la main dessus – gambadait dans le convoi telle un papillon curieux. Elle rajeunissait aussi, et devenait de plus en plus semblable à un-e adolescent-e. Beyaz, qui la surveillait de loin sans cesser de râler, retrouvait progressivement les vingt-sept ou vingt-huit ans qui étaient les siens au début du voyage. Ses cicatrices disparaissaient presque sous sa grosse barbe noire.

Les kumiho ne changeaient évidemment pas d’un poil, mais ce n’était pas le cas de leur ourson. Le masque d’Iroël l’avait changé en un grand adolescent rondouillard, à la peau sombre et aux cheveux crépus. Personne n’avait tenté de le vêtir ; comme la licorne, il se promenait donc dans le plus simple appareil, toujours collé craintivement à sa maîtresse. Lui aussi avait mis un certain temps avant de réussir à marcher sur deux jambes : il avait encore la démarche d'un crabe ivre.

Lors d’une halte, sa maîtresse l’envoya chercher Aaron. Celui-ci ne tarda pas à apparaître en traînant des pieds.

– Quoi ? dit-il sans préambule ni politesse.

– Nous sommes dans le grand Pékin à présent, annonça-t-elle avec élégance. J’ai vu une enseigne de bains publics dans une avenue voisine.

Elle remit de l’ordre dans sa robe sale. Son regard accusateur fila vers la licorne à forme humaine, qui faisait des bulles à deux mètres de là.

– Mon aïeule et moi-même avons cruellement besoin de faire notre toilette. Une vraie toilette. Nous ne sommes pas comme vous autres primates ; il ne nous plaît guère de traîner notre manque d’hygiène d’un bout à l’autre de la Mégastructure. Nous nous absentons donc pour un moment. Veillez bien à laisser le convoi stationné ici jusqu’à notre retour.

Cela ressemblait furieusement à un ordre, et Aaron plissa ses yeux noirs sans répondre tout de suite. Son torse se souleva dans un soupir exaspéré, mais silencieux. Aegeus était toujours alité et son lieutenant avait mieux à faire que de gérer les demandes extravagantes d’une renarde.

À fortiori une renarde anthropophage, mais le savait-il seulement ? Était-il au courant que la dévoreuse de boyards se tenait devant lui, belle et pâle dans ses atours de soie ?

– Allez-y, finit-il par grogner. Mais pas sans escorte.

Une surprise pondérée passa dans les yeux sombres de la kitsune.

– Pensez-vous vraiment que nous avons besoin de cela ?

– Blanche, lança-t-il sans lui répondre. Cornélia. Accompagnez ces dames au bain le plus proche, surveillez les environs, et surtout, magnez vos fesses. Et les leurs, si possible.

Cornélia, en train d’engloutir sa ration de cassoulet, ouvrit grand la bouche sous la stupéfaction.

– Pourquoi toujours nous ? râla-t-elle en postillonnant.

Blanche, elle, sauta sur ses pieds comme si la voix d’Aaron avait activé tout le réseau nerveux de son corps d’un seul coup.

– C’est comme si c’était fait !

– Elle m’énerve à toujours répondre ça, marmonna Cornélia en déglutissant son cassoulet froid. Miss Parfaite…

– Je suis juste à côté de toi, banane, répliqua Blanche en la toisant. Allez grouille !

Sans attendre de réponse, elle enfila son masque et disparut dans un éclair doré. Cornélia ne prit pas cette peine. Elle jeta le reste de sa ration à Greg, qui la broya dans sa gueule et l’avala d’un coup – barquette en aluminium incluse – puis elle rejoignit les deux kumiho en revêtant l’expression la plus patibulaire possible. En quittant le convoi, elle eut le temps de croiser le regard d’Aaron. Un regard d’avertissement.

Elle se demanda de nouveau s’il savait.

Ces deux renardes n’avaient clairement pas besoin d’escorte ; le but des sœurs était-il de les surveiller, pour empêcher qu’un nouveau meurtre n’ait lieu ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0