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Le spa auquel les mena la renarde était d’une beauté à couper le souffle.
Comme la ville entière, il était drapé de lianes et de fleurs ; des palmiers aux formes atypiques avaient poussé de-ci de-là. Mais il n’avait pas tant souffert de la disparition des humains. Entre des piliers de marbre blanc les attendait un gigantesque bassin. Des nénuphars s’y déployaient gaiement et de petites grenouilles prenaient le soleil sur les bords. L’eau était encore très claire ; quelques pétales colorés dérivaient paresseusement à la surface.
En fait, le seul problème de cet incroyable bain… c’est qu’il était déjà occupé.
– Nom de… !
Avant d’avoir pu finir son exclamation, Cornélia fut vivement tirée en arrière dans l’ombre d’un pilier. Contre toute attente, ce n’était pas Blanche qui l’avait traînée avec tant de force, mais la jeune kumiho. De l’autre main, elle avait fait de même avec son aïeule. Cornélia s’arracha vite à son emprise et se massa le bras avec un regard mauvais.
– Silence, lui intima la renarde dans un murmure presque silencieux. (Elle reporta le regard vers le bain.) Ce n’est pas n’importe qui. Il s’agit de Io…
À son tour, Cornélia contempla l’inconnue en train de se baigner. C’était une très belle femme, aux formes voluptueuses et à la peau aussi blanche que les piliers de marbre. En fait, elle ressemblait tout à fait à une statue grecque.
À un détail près : son visage n'était pas humain... c'était celui d'une vache.
La vieille renarde dit quelque chose dans leur langue et sa petite-fille ajouta :
– Mais que fait-elle ici ? Ce n'est pas son territoire...
– Wahou, souffla la voix de Blanche. (Cornélia se retint de faire une crise cardiaque. Sa sœur venait d’apparaître juste derrière elle.) Elle est très belle…
De loin, c’était difficile à dire, mais Cornélia avait l’impression que son corps était recouvert d’un pelage blanc brillant. La créature se baignait en silence ; derrière elle, une servante vêtue d’une tunique grecque lui versait délicatement une jarre d’eau sur les épaules. Les deux renardes et les deux sœurs retenaient si bien leur souffle qu’elles pouvaient entendre nettement le ruissellement de l’eau cristalline.
– C’est vrai, s’extasia une cinquième voix derrière elles. Io est magnifique, sublime, fascinante. Je ne me lasserai jamais de ce tableau !
De surprise, Blanche sauta au plafond. Elles firent volte-face et découvrirent un nouvel énergumène derrière elles. Un hoquet de stupeur échappa à Cornélia. Comme elles, il s’était caché dans l’ombre des piliers ; mais comment avait-il pu passer inaperçu ? Il s’agissait d’une créature hybride, comme Io, mais alors que la baigneuse dégageait une grâce infinie de par son corps parfaitement proportionné, ce n’était pas le cas du nouveau venu.
– Non mais vous êtes qui, vous ? chuchota Blanche, exprimant tout haut ce que les autres pensaient tout bas.
L'inconnu s’inclina profondément, dans un mouvement un peu gauche à cause de son anatomie.
– Je suis Panurge, chère enfant. Tu as certainement déjà entendu mon nom, car je suis assez célèbre, sans vouloir me jeter des roses et des dahlias.
Les kumiho le toisèrent avec un mépris non dissimulé. L’inconnu avait dû être un bel homme, jadis ; mais une étrange malédiction l’avait condamné à se changer en bélier. Alors que sa main droite était bien humaine, la gauche n’était plus qu’un sabot fourchu. Ses deux jambes, pliées dans le sens inverse des genoux, se terminaient aussi par des sabots. L’un de ses yeux était d’un noisette ordinaire, mais l’autre était d’un jaune ambré, fendu par une pupille de chèvre. Et sur son front, émergeant de sa luxuriante chevelure bouclée, se dressaient deux grandes cornes de bélier enroulées.
En fait, il ressemblait à un faune raté, comme si un dieu ivre l’avait assemblé n’importe comment.
Mais surtout, il était très blond – ses cheveux, sa barbiche soigneusement taillée, ses cornes, ses sabots brillaient d’un éclat doré, et même la laine de mouton qui dépassait des manches de son veston carmin. C’était comme si Midas l’avait touché du bout du doigt. Ce fut cela, plus que tout le reste, qui effraya Blanche et Cornélia.
– Oh, n’ayez crainte, chuchota-t-il en voyant leurs regards anxieux. Ce n’est pas contagieux. Je me change simplement en Chrysomallos, le bélier à la toison d’or… et ce depuis des centaines d’années. Voyons, vous ne savez vraiment pas qui je suis ?
– Vous êtes le pote de Pantagruel, répondit Blanche d’un ton un peu incertain. C’est bien vous, dans l’œuvre de Rabelais ? Je vous ai étudié au lycée. Mais… euh… vous n’étiez pas comme ça dans le livre.
Elle le contempla de haut en bas, puis désigna les bains derrière eux.
– Vous êtes un gros voyeur, dites donc !
– Bien sûr, dit-il sans paraître insulté le moins du monde. Il y a peu de plaisirs en ce vieux monde, et contempler Io en est un. Même si c’est un plaisir mortel.
Le sang de Cornélia ne fit qu’un tour.
– Mortel ? Comment ça, mortel ?
Alors qu’il allait répondre, il se tut subitement en fixant quelque chose derrière elle. Cornélia était très grande, pour une humaine. Mais les yeux de Panurge montaient beaucoup plus haut que sa tête, ce qui ne lui plaisait pas du tout. Blanche aussi ouvrait des yeux ronds.
– Euh, Cornélia…
Jurant intérieurement, la jeune femme se retourna. Et, sans guère de surprise, elle tomba nez à nez avec la dénommée Io.
De près, celle-ci lui sembla très imposante. Lorsqu’elle se baignait dans le bassin, ses gestes délicats lui donnaient l’air d’une nymphe légère ; mais une fois plantée devant une Cornélia aussi épaisse qu’une brindille, Io prenait des airs d’armoire à glace. Elle faisait bien deux mètres de haut, les épaules larges, la poitrine très opulente ; ses deux cornes de vache pointaient vers le plafond, redoutables, ornées de bijoux d’or qui lançaient des éclats brillants. En silence, elle les dévisageait de ses grands yeux noirs, bordés d’un trait de khôl.
– S’il vous plaît, ne nous tuez pas, dit Blanche très vite. Nous sommes arrivées par hasard ! On ne sait même pas qui vous êtes ! (Du doigt, elle désigna Panurge.) Tout est de sa faute ! C’est lui, le gros voyeur qui vous observait depuis tout à l’heure !
La jeune kumiho fit la grimace, exprimant sans un mot tout le mal qu’elle pensait de cette pauvre stratégie. Les yeux de Io dérivèrent lentement vers Panurge, qui du haut de son mètre soixante-dix semblait tout maigrichon devant elle. Avec horreur, Cornélia imagina Io l’attraper d’un coup et l’encorner telle un taureau furieux. Il ne ferait pas le poids.
– Malotrus ! beugla soudain une voix aigüe derrière Io. Encore toi ! Toujours toi ! Tu n’as pas honte, stupide bouc puant ? Tu nous suis partout, tu colles à notre maîtresse comme une mouche aux fesses d’un bœuf !
Suite à cette belle image, un gros caillou fendit l’air avec beaucoup de précision et vint emboutir le nez de Panurge. Il se plia en deux en hurlant de douleur.
– Encore cette servante folle à lier !
C’était en effet la petite servante de Io – humaine, a priori – qui accourait dans le froufrou de sa tunique drapée.
– Ah, parce que c’est pas la première fois que vous faites du voyeurisme, en plus ! commenta Blanche en le regardant pleurnicher.
– Je t’ai dit que c’était un de mes rares plaisirs dans ma vie ! glapit-il en se tenant le nez.
– Allons-nous-en, siffla la jeune renarde. Tout ceci ne nous concerne pas. J’étais venue pour un bain, et nous voilà maintenant plongées dans leurs querelles !
– Ah non, vous restez ici ! ordonna la servante furieuse. Je vais appeler la garde. Je l’appelle tout de suite, tenez !
Elle saisit un petit sifflet en forme d’oiseau, pendu à son cou, et poussa trois sifflements stridents. Une alerte rouge se déclencha dans la tête de Cornélia.
– Attendez. La garde ?
– Notre seigneur vous fera passer l’envie de regarder ma maîtresse en douce ! jeta-t-elle. Vous ne risquez pas de refaire cette erreur. Vous serez tous morts avant demain !
– Tu n’es pas la prune la plus mûre du panier, toi ! répliqua Panurge d’une voix nasillarde – il se pinçait les narines pour stopper le saignement. Nous sommes dans la Strate, il n’y aura jamais de « demain » !
Il éclata d’un rire incontrôlable et Cornélia eut la confirmation de ce qu’elle subodorait depuis le début : il était à moitié fou.
– Quel seigneur ? (Elle se retint de ne pas attraper la servante par le col pour la secouer.) C’est qui, votre seigneur ?
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