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Midas ? Ou un de ses confrères encore pires ? Un reste de traumatisme la traversa, vif comme un éclair, alors qu’Orion s’invitait dans ses pensées. Mais non. Les archanges étaient loin derrière eux, à présent. Ce ne pouvait pas être eux.

– Tu oses poser cette question ? s’étrangla la servante, l’air plus choqué que lorsqu’elle avait découvert Panurge en flagrant délit.

Argos, dit la vieille kumiho d’une voix rauque, derrière Cornélia. Argos imnida.

Cornélia connaissait ce nom. Son visage se durcit ; celui de Blanche se décomposa quand elles se remémorèrent la scène qui avait eu lieu dans leur appartement, dans leur monde. La nuit était tombée depuis longtemps, et une créature monstrueuse s’était invitée chez elles. Elles revirent toutes ses plumes de paon, qui inondaient le sol et se pressaient contre les murs ; et tous ces yeux ronds, cruels, qui les ornaient…

« N’oublie pas que votre convoi n’est que de la viande. Un garde-manger ambulant. Ne l’oubliez pas, car moi, je saurai m’en souvenir. »

Io les observait avec un calme olympien. Elle cligna lentement ses cils démesurés, puis dit d’une voix parfaitement humaine :

– Nous parlons bien de mon époux et maître, Argos Panoptès.

Io parlait donc. Cornélia échangea un regard avec Blanche. Puis elles optèrent pour la même stratégie : s’étaler par terre pour implorer la clémence de l'immortelle.

– Nous n’avions pas de mauvaises intentions, commença Blanche en pressant son front dans la mousse verte qui couvrait les dalles. Nous voulions juste nous laver…

– Je vous en prie, laissez-nous partir, enchaîna Cornélia. C’est un malheureux hasard. Nous sommes des boyards d’Aegeus. Nous allons au bal, chez Bastet…

– Tout comme vous ! acheva Blanche d’une voix un peu trop aigüe.

C’était vrai… Midas avait mentionné Argos : lui aussi faisait partie des invités. Qu’avait-il dit sur sa compagne, déjà ? « Ne serait-ce que pour contenter Io, qui est friande de ces évènements frivoles, comme toutes les femmes. » Cornélia releva les yeux avec précaution. Io ne lui faisait vraiment pas l’effet d’une personne frivole. Elle ressemblait plutôt à une femme qui pouvait se vêtir de glace sans frémir ni pâlir.

– Apporte-moi mon pagne, mon chiton et mes sandales, ordonna-t-elle d’une voix neutre.

Sa servante se précipita. Telle une déesse marmoréenne, Io ne bougea pas et se laissa vêtir de voiles de lin blanc. Deux sandales d’or terminèrent le tableau, ainsi qu’un somptueux diadème qui représentait des ailes de paon, bleu saphir, scintillantes comme des pierres précieuses. Le sang de Cornélia ne fit qu’un tour. C’était certainement l’emblème d’Argos.

– Aegeus… prononça enfin Io lorsqu’elle fut prête. J’ai entendu parler de lui. Je veux voir ce convoi et ses mille nivées qui traversent la Vingt-Cinquième heure. Je veux le voir de mes yeux.

Elle abaissa ses yeux de velours sur les deux sœurs.

– Relevez-vous et guidez-moi.

Le cerveau de Cornélia fonctionnait à mille à l’heure. La garde d’Argos arrivait ; la servante l’avait sifflée. Vu l'attitude de Io et ses vêtements luxueux, elle n’était pas simplement la prisonnière d’Argos. Elle était son épouse, son trésor, son bien le plus précieux. Par conséquent, les gardes ne pouvaient pas être loin. Il était même surprenant qu’elles ne les aient pas croisées en arrivant.

– Avec plaisir ! s’exclama Blanche, rassurée de voir l’incident se clore si facilement. Vous ne serez pas déçue ! Bon, on a dû se séparer de la moitié du convoi, mais… euh…

Cornélia lui attrapa le bras d’un geste vif. Non, pensa-t-elle très fort. Io pouvait bien faire ce qu’elle voulait, Cornélia ne voulait pas tomber nez à nez avec les gardes d’Argos – l’immortel qui avait menacé de les dévorer tous. S'il apprenait que des membres du convoi avaient espionné Io pendant son bain, quelle serait sa réaction ?

– Bah, ce convoi n’a pas l’air si digne d’intérêt, commenta Panurge. (Il leur lança un coup d’œil un peu hautain.) À ce qu’il paraît, c’est une bande d’humains mal vêtus et de nivées maigrichonnes.

Il ne semblait pas se rendre compte qu’il se trouvait en grand danger. Mais grâce à lui, Cornélia eut enfin l’idée qu’il lui manquait. Elle s’inclina bien bas devant Io :

– C’est la vérité. Nous avons marché des centaines de kilomètres, nous sommes crasseux, puants et affamés… Nous ne pouvons pas nous présenter à vous dans cet état ! Aegeus détesterait ça. Mais il a hâte de faire votre connaissance au bal. (Un peu de mensonge ne pouvait pas faire de mal.) Je suis sûre que vous préférerez rencontrer le convoi à cette occasion.

Elle s’inclina plus bas encore et fit une clé de bras à Blanche pour l’obliger à l’imiter.

– Aïeuh !

– Si vous voulez voir notre convoi chez Bastet, ajouta Cornélia très vite, il vaut mieux que vous ne parliez pas de nous à votre… époux. À moins que ce soient nos squelettes qui vous intéressent.

Puis, sans plus chercher à broder, elle attrapa sa sœur d’une main, Panurge de l’autre – la jeune kumiho fit aussitôt de même avec son aïeule – et s’enfuit ventre à terre en les traînant à sa suite.

Io ne les suivit pas.

Alors que les palmiers et les feuilles gigantesques refermaient leur voûte verte derrière eux, Cornélia entendit le pas des gardes qui martelaient le dallage. Elle accéléra encore pour déboucher à l’extérieur des bains.

– Que s’est-il passé, madame ? dit une voix de femme assourdie par la distance.

– Rien, répondit le timbre mesuré de Io. Ma servante a usé du sifflet sans mon autorisation. Elle sera fouettée pour cela.

Un petit cri d’empathie échappa à Blanche. Cornélia la poussa devant elle et la força à zigzaguer dans des rues perpendiculaires, de façon à se diriger vers le convoi en brouillant les pistes.

– Elle voulait juste bien faire… chuchota la blondinette.

– Elle a mal fait dans tous les cas, rétorqua la jeune kumiho. C’est une mauvaise esclave, Io a raison de la punir. On n’appelle pas la garde sans l’avis de son maître !

À présent, elles étaient hors de portée de voix. Cornélia ne ralentit pas pour autant. Il fallut qu’elle distingue la grande silhouette anguleuse de Svadilfari qui dépassait au-dessus d’un toit pour que son cœur affolé commence à se calmer.

– On a eu chaud, grogna-t-elle.

– C’était une stratégie idiote, commenta la femme renarde. Mais je dois avouer qu’elle a fonctionné.

Elle cessa de courir, pour ménager sa grand-mère qui respirait mal.

– Beaucoup de palabres inutiles, cependant. Nous aurions aussi bien pu nous enfuir directement.

– Je ne voulais pas qu’elle se sente insultée… marmonna Cornélia. Ça aurait pu nous retomber dessus plus tard, chez Bastet.

La kumiho la contempla de ses yeux sombres, comme si elle prenait la vraie mesure de ce qu’elle venait de faire.

– C’était une bonne réaction. Tu nous as sauvé la mise dans le temps qui t’étais imparti. Je ne sais pas si la vouivre aurait fait mieux à cet instant.

Croyant avoir mal entendu, Blanche s’étrangla avec… rien. Sa salive, peut-être.

– Attendez, vous venez de lui faire un compliment, là ?

Cornélia était aussi choquée qu’elle, mais fit de son mieux pour ne pas le montrer.

– Oh, Aegeus aurait certainement fait plus intelligent... et plus manipulateur.

– Oh que oui ! fit la voix de Panurge. Cette vouivre est un vrai serpent venimeux. Nonobstant, je l’apprécie. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.

Elles l’avaient complètement oublié, celui-là. Mais lorsque Cornélia se retourna vers lui, elle se figea de stupéfaction.

Ce n’était plus seulement Panurge. C’était Panurge plus un immense troupeau de moutons.

Comme une brume fantomatique, les bêtes s’étaient déversées dans l’avenue sans un bruit, sans même que Cornélia s’en aperçoive. Même les deux kumiho semblaient surprises. Des dizaines, des centaines de béliers et de brebis attendaient derrière Panurge ; et toutes leurs toisons, d’une blancheur aveuglante, renvoyaient les rayons des soleils et illuminaient la rue. L’eau à leurs pattes s’était changée en miroir brillant. En première ligne se trouvait un rang de béliers aux sabots ferrés d'acier et aux cornes hérissées de pointes.

Dans cet écrin immaculé, Panurge ressemblait à un étrange Midas aux cornes enroulées et au corps un peu tordu. Un bâton de berger, tout doré lui aussi, était apparu dans sa main.

– Nous nous reverrons donc au bal, leur lança-t-il. Je vous dis à bientôt, chères crasseuses !

Elles ne réagirent même pas. Voyant leur stupéfaction devant son troupeau, il sourit doucement.

– Oh, vous ignoriez donc vraiment qui j’étais.

Un petit bélier vint se poster près de sa hanche et fixa les intruses avec curiosité. Panurge lui tapota la tête du bout de son sabot. Le geste avait l’air difficile ; il soupira.

– À vivre parmi les moutons, on finit par devenir l’un des leurs…

Il contempla les deux kumihos. Puis Cornélia et Blanche.

– Méfiez-vous si vous ne côtoyez que des loups.

Il tourna les sabots et agita son bâton en guise de salut.

– À bientôt donc !

Et dans un éclat de rire, il disparut dans le troupeau, qui se mit à trotter vers l’horizon.

Très vite, il ne resta d’eux qu’un sillage d’eau claire.

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