89 -
Aujourd'hui, petite révélation sur un élément laissé en suspens depuis les archanges :D
***
– Vous vous êtes vraiment baignées ? les questionna Aaron avec suspicion. Vous avez l’air aussi sales qu’en partant.
La jeune kumiho lui renvoya un regard qui aurait oblitéré tout autre que lui, puis elle s’en alla reprendre sa place dans le convoi, sa grand-mère toujours à son bras.
– Ouais, bah si, on s’est lavées, d’abord, grommela Blanche en essorant ses cheveux. Et les renardes ont été sages, si c’est la question que tu te poses.
Avant de rejoindre le convoi, elles s’étaient trempées directement dans l’eau de la Strate et avaient fait une toilette approximative. C’était toujours mieux que rien. Partager cette intimité incongrue avec les deux kumiho avaient été un peu étrange ; au début, aucune d’entre elles n’avait dit mot. Puis Blanche, d’une humeur de chien à cause de ce bain froid et moyennement propre, avait formulé quelques commentaires sur l’apparence physique de Panurge (et sur ses manières de gueux.) Ses râleries avaient brisé le silence. Et petit à petit, une vraie discussion s’était établie entre les trois jeunes femmes. Une qui ne parlait ni de mort, ni de voyage, ni de métamorphoses ou de masques ; non, une vraie conversation futile sur ce qu’elles venaient de vivre.
De mémoire de Cornélia, cela faisait des milliers d’années que ce n’était pas arrivé. Et cela faisait un bien fou. Même avec une kumiho un peu hautaine qui ne savait pas parler sans une once de mépris dans la voix.
« Panurge est un fou et un malappris », leur avait-elle expliqué. « Son voyeurisme n’est plus à prouver. Mais il est juste et honnête, à sa façon, et plus respectable que beaucoup d’autres immortels… »
« Et pourquoi il se transforme en Chrysomallos ? », avait demandé Blanche.
« Qu'en sais-je ? Je ne m'occupe pas des affaires des ovidés. Leur odeur m'incommode trop. »
Blanche avait approuvé aussitôt. Ce mal élevé avait osé les traiter de crasseuses alors qu'il sentait comme un bouc !
– Tant mieux, dans ce cas, grommela Aaron.
Il avait l'air désarçonné par la mauvaise humeur de Blanche. Cornélia se demandait vraiment où en était leur affaire. Dire qu’Aegeus leur avait ordonné de « s’envoyer en l’air » une fois Midas vaincu ! Une chose était sûre : ce n’était pas encore fait. Loin de là, apparemment.
Et en parlant d’Aegeus…
– Tenez, lança Aaron en leur fourrant une ration dans les mains à chacune. Apportez ça au chef. Il a faim.
– Il a déjà mangé tout à l’heure, releva Cornélia. Tu veux qu’il prenne cinq cents kilos ou quoi ?
– Il a besoin de manger, idiote, rétorqua le changelin.
Il la fixa d’en bas, puis toisa Blanche, la seule qui était à sa hauteur.
– Alors dépêchez-vous.
Leurs regards se verrouillèrent l’un à l’autre, si pleins de non-dits et d’émotions qu’il était difficile d’en tirer quoi que ce soit. Lorsqu’il se détourna d’elle, un quolibet fusa des boyards, ainsi qu’un :
– Youhouu ! Embrasse-la ! Comme l’autre fois !
Quelqu’un balança des algues en guise de confettis – comme lorsque Mitaine et Gaspard s’étaient embrassés – mais Aaron les attrapa au vol. Quand il rouvrit le poing, ce n’était plus que de la bouillie verte.
– Fermez vos gueules, vous derrière ! rugit-il.
Blanche et Cornélia s’éclipsèrent sans demander leur reste. Alors qu’elles grimpaient l’échelle du Berliet, elles l’entendirent ajouter :
– Vous croyez que j’ai que ça à faire de me taper une gamine immature ? Finissez vos cafés de chiotte et reformez les rangs ! On repart dans cinq minutes !
La colère de Blanche se décomposa à vue d'œil, laissant place à quelque chose de beaucoup plus fragile. Mais elle ne dit pas un mot et sauta dans la benne du camion comme si de rien n'était. Lorsque la vue de Cornélia s’accoutuma à la pénombre, sa sœur arborait de nouveau un visage neutre.
Enfoiré d'Aaron !
Cornélia allait dire quelque chose – quoi, au juste ? – mais la blondinette posa soudain son index sur ses lèvres.
Chut ! dit-elle dans la langue sans mots. Il y a quelqu’un…
Cornélia plissa les yeux vers le fond du camion. En effet. Une fois n’était pas coutume : quelqu’un s’était approché du hamac dans lequel se reposait Aegeus.
– Rends-moi mon orbe, grinça la voix de la vouivre dans le silence. Cette plaisanterie a assez duré !
À pas de loup, les sœurs se glissèrent entre les formes sombres des hamacs pour s’approcher petit à petit. Lorsqu’elles ne furent plus qu’à deux mètres, elle reconnurent la silhouette inimitable d’Iroël. Dos à elle, il semblait faire corps avec les ombres, alors qu’Aegeus, lui, se détachait nettement avec sa peau très pâle et sa chevelure blonde.
– Il est temps à présent, poursuivit-il d’une voix de rapace qui n’était pas tout à fait humaine. Regarde dans quel état je suis. Je peux à peine me lever. Tu as bien manœuvré, stupide primate. Bravo ! Mais sans moi, pas de convoi. Alors arrête cette mascarade et rends-moi mon orbe. Rends-le-moi !
Ses traits s'étaient creusés, un peu fiévreux ; et le regard qu’il posait sur Iroël était celui d’un être rongé par la faim ou la maladie. Il ne ressemblait plus au chef du convoi. On aurait dit un animal aux abois. Cornélia s’attendait presque à le voir bondir sur Iroël pour lui ouvrir la gorge avec ses dents.
– Impossible, répondit Iroël avec beaucoup de calme. On a fait un marché.
La voix d’Aegeus transperça la pénombre, râpeuse et crissante comme du papier de verre.
– Au diable ce stupide marché !
– Tu auras ton orbe à la fin du voyage, dit le petit chou sans trahir la moindre réaction. Comme prévu. Une fois qu’on sera tous arrivés à destination : moi, les nivées qui sont avec moi, et Blanche et Cornélia.
Un rire de squelette échappa à Aegeus.
– Ces deux-là n’ont jamais été incluses dans le pacte. Alors comme ça, tu t’es vraiment pris d’affection pour elles ?
– De toute façon, tu ne peux pas marchander, rétorqua Iroël. Tu es obligé de te taire et de m’écouter.
Seulement à ce moment-là, Cornélia réalisa à quel point il menait le dialogue, à quel point il maîtrisait le français. Comme il était loin de ses phrases bancales et hésitantes du début, de son fort accent qui faisait craquer Blanche dans leur monde ! Elle avait presque du mal à le reconnaître.
– Rends-moi mon orbe ! feula Aegeus, avec une fureur de bête sauvage dans les yeux.
– Non. Tu l’auras à la fin du voyage.
Par le passé, elle avait déjà remarqué ces courts instants où une dureté inhabituelle s’emparait d’Iroël. C’était comme si, parfois, son enrobage de douceur volait en éclat et laissait voir le tranchant camouflé dessous…
– À ce rythme, je serai bientôt mort. Il nous reste beaucoup de route. Le convoi n’ira pas loin sans moi et tu le sais très bien !
On aurait presque dit qu’Aegeus suppliait.
– Je sais, dit Iroël. C’est pour ça que j’ai un cadeau pour toi.
– Un cadeau ? répéta Aegeus en perdant un peu de son venin.
Iroël fit glisser son éternel sac à dos de ses épaules et, fouillant dedans, en sortit un masque. Les deux sœurs se penchèrent dans tous les sens derrière les hamacs pour parvenir à l’apercevoir. Cornélia, stupéfaite, le reconnut au premier coup d’œil.
C’était le masque blanc aux nuances d’opale, plein de dents, de plumes et d’écailles acérées, que le jeune homme avait commencé chez les archanges. Elle s’était demandé ce qu’il représentait…
Elle avait la réponse devant son nez, depuis le début.
« Cette créature est très rare. Vraiment très rare. Il paraît qu’il en reste une seule dans le monde entier. »
Une vouivre ? articula Blanche en silence, stupéfaite.
Annotations
Versions