90 - Le masque d'opale
– Qu’est-ce que c’est ? Encore un de tes stupides masques ?
Mais Aegeus avait déjà compris. Cela se voyait dans ses yeux. Il avait simplement du mal à y croire. Iroël ne répondit pas et, tout doucement, lui tendit l’objet. Le plastique était d’une pâleur de lune, si brillant qu’il scintillait même dans la pénombre, si bien taillé que chaque écaille se démarquait des autres comme un petit diamant. Quand Aegeus le prit dans ses mains, les deux sœurs retinrent leur souffle.
– Je garde ton orbe, reprit Iroël. Je te le rendrai à la fin, comme prévu. Mais j’ai fabriqué ça, si tu veux essayer. Ça pourra peut-être t’aider.
C’était une œuvre d'art. Une œuvre d'art qu’Aegeus broya d’un seul geste.
– Quel cadeau stupide.
Blanche retint une exclamation.
– Tu m'insultes et tu m'humilies, siffla Aegeus de sa voix de carcasse à peine vivante. Tu me prends pour un de ces humains idiots ? Tu pensais me faire une fleur avec tes petits tours de magie ? Si j’étais encore moi-même, je te dévorerai vif pour te faire payer cette offense !
Sans rien dire, Iroël le regarda déchiqueter le masque en morceaux de plus en plus petit, de ses phalanges contractées comme des serres.
– Je ne m’abaisserai jamais à ça ! C’est mon orbe que je veux. Mon orbe, mon corps. Pas un simulacre, un jouet de magie d’artisan !
Les écailles de plastique translucides tombèrent en pluie sur le sol. Iroël ne disait toujours rien.
– Tu voulais te donner bonne conscience ? jeta Aegeus. Qu’est-ce qu’il y a, tu es trop sensible pour me regarder mourir lentement, étouffé par ma double nature ? C’est ça ? Réponds, sale macaque !
Iroël ne répondit pas tout de suite. Il prit le temps de remettre son sac à dos, de tourner les talons. Puis il dit d’une voix à peine audible :
– Alors meurs. Aaron saura gérer le convoi sans toi.
Lorsqu’il s’éloigna entre les hamacs, son regard croisa celui des deux sœurs à moitié cachées. Un bref sourire douloureux se dessina sur ses lèvres pleines, comme une excuse, puis il disparut.
Blanche et Cornélia restèrent longtemps immobiles après son départ. Elles sursautèrent quand Aegeus les invectiva :
– Qu'est-ce que vous fichez, vous deux ? Vous prenez racine ?
Blanche sursauta.
Il savait qu'on était là depuis le début ?
– On t'apporte à m...
– Dégagez.
... manger. Super...
Elle obéit sans demander son reste. Mais Cornélia, elle, résista. Elle s'avança près d'Aegeus. C'était mathématique : si elle s'en allait maintenant, elle devrait revenir un peu plus tard pour apporter la ration. Autant expédier la corvée dès maintenant.
– Tiens.
– J'en veux pas, siffla-t-il. Va-t-en.
– T'es sérieux, là ? T'as huit ans ou quoi ?
Par défi, elle lui jeta la ration sur le ventre. D'un geste aussi vif qu'un faucon, il lui attrapa le bras. Ses serres blanches, inhumaines, s'enfoncèrent dans la peau de Cornélia. Un peu de sang perla.
– M'énerve pas, Corny. C'est pas le moment.
Elle le fixa droit dans les yeux, sans rien dire. Il finit par la lâcher. Elle contempla son visage acéré qui commençait à se bosseler d'écailles sur le front. Des écailles qui restaient sous la peau, prisonnières.
– Iroël avait passé un temps fou sur ce masque, dit-elle.
– Grand bien lui fasse.
Elle garda le silence un moment, ne sachant que dire.
Son orgueil va le tuer.
Non, répondit Aegeus. C'est ce fils de pute qui va me tuer. Et il le sait très bien.
Elle avait oublié qu'il parlait la langue sans mots...
Cette fois, il ne s'en tirera pas avec une pirouette et un tour de magie. Ce serait trop simple.
– Il t'a volé parce qu'il avait besoin de toi, cingla Cornélia. Si tu n'étais pas complètement dénué d'empathie, il s'y aurait pris autrement pour demander ton aide ! Mais c'est la seule option que tu laisses aux gens. À croire qu'il faut te piétiner pour obtenir quelque chose de toi !
Aegeus plissa les paupières. Elle se demanda, un peu trop tard, si elle venait de lui jeter à la figure le souvenir de Midas et de tous ceux qui avaient abusé de lui. Il garda le silence, puis sa voix à peine humaine s'éleva de nouveau dans la pénombre :
– Il s'est servi d'une méthode de braconnier. Il a mis le pied dans un bourbier qu'il ne maîtrise pas. Et maintenant, il va devoir boire le calice jusqu'à la lie.
Cornélia inspira à fond. À quoi bon ? Ces deux-là étaient bornés, irréconciliables dans leur vision du monde. Et elle, elle n'était bonne à rien en diplomatie. Elle ne savait pas parler aux gens. Alors elle tourna les talonts et jeta entre ses dents :
– Tu cours à ta perte. Et tu emmènes le convoi avec toi !
– Le calice, Cornélia ! rétorqua-t-il avec un rire bref. J'en ai connu, des braconniers, et je sais comment ils finissent ! Je l'emmènerai avec moi dans la tombe. Comme les autres avant lui.
N'importe quoi.
Iroël n'avait rien d'un braconnier. Il voulait la paix. Utiliser une méthode de braconnier... ça ne lui ressemblait pas. Elle sentait confusément que quelque chose clochait.
***
Le palais de Bastet se rapprochait.
Cornélia le sentait : ils arpentaient une très longue avenue, bordée de boutiques depuis longtemps dévastées par la Strate, et sous leurs pas, la « route » de terre s’élargissait de plus en plus. Le climat changeait également. Il se chargeait en chaleur et en humidité, flirtant peut-être avec les trente degrés. Les sœurs se sentaient moites comme de vieux sandwichs oubliés au soleil.
Deux jours avaient passé depuis l'altercation, mais elles n'avaient pas échangé un mot au sujet d'Iroël. Pas même dans la langue silencieuse des nivées. Elles agissaient comme si de rien n'était. Mais la situation, inconfortable depuis longtemps, commençait à virer à l'insoutenable.
Elles étaient coincées entre Aegeus et Iroël, sans savoir quoi faire, sans vouloir prendre parti. Elles étaient impuissantes. Mais pouvaient-elles les laisser s'entretuer ainsi, dans le plus grand des calmes ?
Autour d’elles, une faune nouvelle apparaissait entre les buildings de Pékin. De longs dragons aux écailles de verre translucides, couverts de reflets arc-en-ciel, sinuaient sur les immeubles ; d’autres dormaient doucement, enroulés tels des lianes gigantesques sur les toits. Quand Cornélia jeta un œil à une vitrine ébréchée, un regard sombre croisa le sien. Celui d’une imposante créature, assise très droit derrière la vitre, que Cornélia prit pour une statue de lion gardien. Et ç’en était bien une. Sauf qu’elle était vivante. La jeune femme se hâta de reprendre sa place dans le convoi ; elle sentit les grands yeux de bronze la suivre lourdement. La statue, pourtant, ne fit pas mine de bouger.
Des humains aussi commençaient à apparaître. Et il était si rare d’en croiser à l’état « naturel », dans la Strate, que les sœurs ne purent s’empêcher de les fixer avec impolitesse. Ces gens n’étaient pas des boyards. C’étaient des habitants de ce monde qui n’étaient pas encore partis se réfugier dans les vingt-quatre heures ; et le convoi leur faisait peur. Leurs silhouettes se cachaient prudemment dans l’ombre des fenêtres ou au coin des rues. Lorsqu’ils finirent par comprendre qu’aucune nivée ne se jetterait sur eux pour les dévorer, qu’aucun boyard ne leur tirerait dessus, ils se montrèrent un peu plus hardis. Cornélia aperçut toute une famille vêtue de vieux imperméables usés, sur la corniche d’un immeuble, occupée à jouer les équilibristes pour récupérer l’eau de pluie contenue dans les gouttières. Le rire d’un enfant résonna. Il réveilla l’un des longs dragons de verre, qui releva sa grosse tête en provoquant l’éboulement d’une moitié de toit. L’enfant cessa aussitôt de rire ; toute la famille fila se cacher derrière la corniche.
Cornélia se souvint que dans la Mégastructure, l’humain était une proie. Il n’était pas au sommet de la chaîne alimentaire, loin s’en fallait ; et sa vie ne tenait qu’à un fil bien fragile au milieu de ces géants.
Elle en était là de ses réflexions quand Algarade, le qilin d’Aegeus, fit soudain un écart près d’elle. Il leva la tête, naseaux au vent. Cornélia le regarda humer le vent humide de la Strate.
Odeur. Odeur.
– Quelle odeur ? grommela la jeune femme en craignant le pire. Qu’est-ce que tu renifles, toi ?
Elle contempla les environs, une main déjà posée sur son masque. Blanche était partie patrouiller sous sa forme de raijū ; si intrus il y avait, elle l’aurait certainement aperçu, non ? Le plus étrange, c’était que la Mouche, juste à côté, continuait à marcher sans s’inquiéter de rien.
Aaron, debout sur le capot du Berliet, sauta dans l’eau et se dirigea vers elle. Il voyait tout, ce n’était pas nouveau. Cornélia remarqua à ce moment-là à quel point il avait rajeuni. On lui aurait donné à peine quatorze ans. Il lui prêta à peine attention, tous ses sens focalisés sur le qilin.
– Algarade. Qu’est-ce que tu as vu ?
Il surveilla les alentours, se mit à renifler lui aussi dans le vide. D’un coup, son expression s’adoucit.
– Oh. Je vois…
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Bonjouur !
Comme j'ai du mal à avancer en ce moment, je suis en train de noter diverses choses à corriger dans ce que vous avez déjà lu. Voilà ce que j'ai listé pour l'instant :
- faire davantage apparaître Iroël (de temps en temps) ainsi que ses masques en construction, car je le trouve trop absent de façon générale -> FAIT
- ajouter une scène Cornélia x Iroël après leur échappée de chez Orion -> FAIT
- retravailler les traumas des filles après Orion, ajouter des détails sur le long terme (parce que là, c'est bâclé) -> FAIT
- retravailler les débuts de chapitre et les débuts de scène pour éviter les "Le convoi reprit la route" qui sont trop répétitifs, donner des détails plus vivants. -> FAIT
- remettre un peu Mitaine et Gaspard sur le devant de la scène (ce serait bien qu'on sache où ils en sont après leur bisou de l'autre fois x) -> FAIT
→ Est-ce que vous avez des remarques à faire là-dessus ? Des choses qui vous paraissent utiles ou pas utiles dans cette liste ? Et surtout, avez-vous des choses à ajouter : des détails qui vous ont manqué dans l'histoire, des moments trop mous à redresser un peu, etc...
Merci d'avance !
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