92 -
Très vite, leur chemin se retrouva encadré par des sphinx de deux mètres de haut. Sculptées avec finesse dans une pierre blanche et crayeuse, les créatures portaient des coiffes némès, rayées de bleu, qui semblaient faites d’or pur et de lapis-lazuli. Leur figure humaine, d’une perfection androgyne et sans âge, toisaient les boyards d’un regard aveugle.
Sauf que Cornélia avait vu l’un d’eux cligner des yeux. Enfin... elle en était presque sûre. Avait-elle la berlue ?
– Le chemin est gardé, lança Mitaine en s'arrêtant.
Gaspard fronça les sourcils, s'arrêta à son tour.
– Gardé ? C'est juste des statues, ma belle.
La dryade fit la même tête que s'il l'avait appelée « mon sac poubelle ».
– Oh, pas les surnoms de princesse, par pitié. Pas avec moi. Appelle-moi plutôt mon lynx ou mon aigle, parce que moi j'ai les yeux en face des trous, contrairement à certains !
Avant que Gaspard ne trouve à répliquer, Greg leva la queue et marqua son territoire sur l'une des statues. Cornélia vit les muscles de pierre se contracter. Cette fois, elle en était sûre. Le cri s’échappa de sa bouche avant qu’elle puisse le contenir.
– Greg, non !
Greg sursauta, puis tout s’enchaîna très vite. Une énorme patte de lion fendit l’air, toutes griffes dehors, sans que le reste du sphinx ne semble bouger. Le chapalu s’aplatit par terre, souple comme un morceau de caoutchouc ; les griffes blanches de la statue rasèrent son dos de justesse. Puis, dans un plop presque liquide, le chapalu reprit son volume normal et fila se cacher derrière Blanche et Cornélia. La créature de pierre retrouva sa veille immobile et patiente, comme si rien ne s’était passé.
– Greg ! s’énerva Blanche. Tu m’as fait peur, espèce d’idiot ! Ça t’apprendra ! Reste derrière nous, maintenant, et ne t’éloigne pas !
Elle lui mit une tape sur la tête, comme si sa frayeur n’avait pas été une punition suffisante.
Peur, émit le matou en tremblotant comme un tas de gelée. Peur.
Dans le cas de Greg, la langue sans mots n’apportait pas grand-chose : il ne disait jamais rien de très intelligent, et les sœurs le connaissaient assez pour savoir ce qu’il ressentait simplement en le regardant.
Reste derrière nous, dit Cornélia dans une tentative de communication limitée.
Peur, répondit-il.
Très limitée.
Puis elle se rendit compte de ce qu'elles venaient de faire...
Mes aïeux ! On vient de hurler publiquement le nom de Greg ! Et deux fois !
Impossible de faire croire aux autres que leur langue avait fourché. Blanche en prit conscience au même instant et plaqua ses mains sur sa bouche. La couverture de leur chat, déjà bancale étant donné qu'il les suivait partout, venait d'éclater en mille morceaux.
– On l'a appelé Greg car il nous rappelle Greg, dit très vite Blanche. Il est aussi goinfre et il a autant mauvaise haleine... euh...
Aegeus ne gaspilla ni sa salive, ni son énergie à parler. Il se contenta de leur jeter un regard désabusé.
Vous pensiez vraiment me gruger avec ce masque de chapalu ?
– Merde, fit Cornélia. Eh bien, euh... oui.
– Eh bien non, rétorqua Aegeus.
Blanche lança un regard catastrophé à sa sœur. Depuis quand savait-il ? Depuis le début ? Depuis leur départ de chez Homère ?
– En tout cas, c'est bien quand il est devant, intervint Gaspard dans l'intention louable de noyer le poisson. Il fait office de détecteur de pièges !
Mitaine lui enfonça son coude de bois entre deux côtes.
– Aïe !
Pièges ? répéta Greg, ce qui constituait un net progrès puisqu'il se contentait en général de Faim, Pipi, et Peur.
Aegeus se pinça l'arête du nez, l'air de se demander pourquoi ils s'entourait d'autant de bestioles stupides et de boyards guère plus intelligents.
– Cornélia, ordonna-t-il. Enfile ton masque et monte en altitude. Je compte sur toi pour avoir une vision globale de la situation.
– Moi ? demanda-t-elle bêtement. C’est Blanche l’éclaireuse, d’habitude.
– Obéis, grogna Aaron.
Elle obtempéra, secrètement soulagée de voir qu'ils se fichaient complètement de Greg.
Une fois changée en tzitzimitl, elle renoua avec ce pouvoir étrange qui lui permettait de tracer un chemin d’étoiles sous ses pas. Elle ne l’avait pas utilisé depuis un moment ; une étrange vague d’euphorie la parcourut lorsqu’elle y fit appel. Son corps sembla s’alléger, presque disparaître, et toutes ses étoiles s’éparpillèrent dans l’air autour d’elle. Lorsqu’elle bondit vers le ciel, ces nuages stellaires vinrent s’agencer sous ses pattes, lui dessinant une petite voie lactée personnelle. Elle bondit encore plus haut ; ses étoiles la suivirent en un sillage scintillant et reformèrent un chemin sous elle.
Très vite, elle se trouva assez haut pour glaner une vue complète de la place. Droit devant, le palais étincelait de toutes ses couleurs vives, avec ses corniches d’or et ses colonnes peintes ; elle se rendit compte d'à quel point il était imposant. Ses ailes s’étendaient loin à gauche et à droite, formant comme une muraille, et derrière ses toits se trouvaient encore d’autres toits. C’était une véritable cité à lui seul. Elle ne vit pas âme qui vive, à part les statues de sphinx qui gardaient son entrée. Mais en arrière-plan, une anomalie attira soudain les yeux alertes de la tzitzimitl. Une partie du palais – un ensemble de pavillons – semblait s’être écroulé. Les toits pointus se trouvaient de guingois, voire carrément brisés en deux. Une énorme masse d’un brun noirâtre semblait pousser de l’intérieur, visible à travers les failles du bâti. De longues pointes acérées avaient percé entre les tuiles. On aurait dit qu’un parasite colossal avait élu domicile dans ce bout de palais.
Mais c’est quoi ce truc ?
Pour le reste, la place étirait sa gigantesque étendue d’eau calme. Elle était traversée par quatre routes de terre, identiques à la voie qu’ils étaient eux-mêmes en train d’emprunter. Toutes convergeaient en étoile vers l’entrée du palais.
Et sur l’une d’elles s’avançait un immense troupeau de moutons, à la laine d’une blancheur aveuglante, mené par une petite silhouette boiteuse aux cornes d’or.
Panurge. Même de loin, l’ouïe surnaturelle de la tzitzimitl entendait les centaines de petits sabots fourchus marteler la terre.
Elle se retourna, alertée par un autre son. À l’opposé, sur le chemin de l’ouest, une autre sorte de troupeau approchait…
« Horus déclinera poliment l’invitation », avait dit Midas dans son palais d’or. « En guise d’excuse, il fera parvenir à Bastet mille bœufs chargés de trésors et des mets les plus raffinés. »
Ils étaient là. Les mille bœufs envoyés par Horus. Contrairement aux moutons de Panurge et à leur charivari trottant et enthousiaste, ces bœufs avançaient lentement, deux par deux, formant une longue cohorte qui s’étirait à perte de vue dans Pékin et disparaissait entre les buildings. Ils étaient chargés de paniers qui étincelaient dans les rayons du soleil, regorgeant d’or, de pierreries et de coffres de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
A priori, le danger ne viendrait pas de là. Ni de Panurge.
Mais alors que la tzitzimitl s’apprêtait à descendre faire son rapport, quelque chose d’autre attira son attention.
Quelque chose, ou plutôt quelqu’un. Car un autre invité venait de poser le pied sur la place ; et lui aussi était loin de passer inaperçu.
***
Argos, lança la tzitzimitl en atterrissant d’un bond.
Elle se mua en humaine et répéta, hors d’haleine :
– Argos et Io. Ils marchent eux aussi vers le palais. (Ni Aegeus, ni Aaron ne tiquèrent.) J’ai vu aussi Panurge, et les bœufs envoyés par Horus. On devrait les voir même d’ici…
Elle mit une main en visière. Sa vue humaine était si basse comparée à celle de la tzitzimitl !
– Là, dit-elle en pointant le doigt vers l’Est.
Personne ne suivit son doigt, sauf Blanche. Aegeus la fixait elle, le visage neutre – un peu trop neutre.
– Tu connais Io et Panurge, toi ? Où est-ce que tu as entendu parler d’eux ?
Cornélia réalisa d’un coup à quel point elle était bête. Elle se gifla intérieurement.
Idiote !
– Peu importe, finit par dire Aegeus, qui avait pourtant plissé les paupières avec suspicion. Le fait qu’ils soient là veut juste dire que nous sommes à l’heure.
Cornélia se retint de dire qu’Argos et Io étaient accompagnés de ce qui ressemblait fort à un troupeau d’humains. Ils étaient tous entièrement nus, chacun affublé d’un collier et relié aux autres par une chaîne. Cette vision l’avait glacée, mais Aegeus devait déjà savoir à quoi s’attendre.
Après tout, dans la Strate, Argos était connu pour son élevage d’êtres humains...
Annotations
Versions