Prologue 2 : l'enfant aux ailes d'ange
Hello les filles !
Après réflexion, j'ai décidé de construire ce tome autour de 2 parties (peut-être que je le couperai en deux tomes ou peut-être que ce seront juste des intitulés). Qui dit deux parties, dit deux titres (je vous en reparlerai) et aussi deux prologues !
(Bon j'avoue, j'avais juste envie d'écrire un prologue sur Iroël. Il fera écho à la partie qui se déroule chez Orion, où on en apprend davantage sur lui et sa vraie nature !)
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2007
Pakistan,
Désert du Cholistan
Ils apparurent à la tombée de la nuit, sans crier gare.
Ils étaient trois.
Trois hommes très grands, mais semblables aux habitants de la région, à la peau cuivrée et aux habits de nomades. Personne ne sembla les remarquer.
Personne, sauf un jeune garçon qui avait vu leurs ailes.
Cela n’avait duré qu’un dixième de secondes, juste le temps de les apercevoir. Déployées dans le dos des étrangers, elles ressemblaient à des étendards immenses et splendides, d’un blanc pur comme le marbre de la mosquée. Chacune d’elles aurait pu provoquer une tempête.
L’enfant ne douta pas un instant de la vision. D’abord parce que même après leur disparition, leur ombre continua d’exister, dessinant de longues traînes derrière les étrangers. Avec le crépuscule qui étirait les ténèbres, personne n’y prit garde. Était-ce pour cela que les trois inconnus avaient choisi d’apparaître à ce moment précis ?
Enfin et surtout, l’enfant y crut parce que lui-même portait des ailes.
Les siennes n’avaient pas grand-chose à voir avec les leurs : tachetées comme celles des faucons, rachitiques, l’une d’elles se trouvait plus courte que l’autre et l’empêchait de voler proprement. Dû à leur envergure, il lui était difficile de les replier, de s’habiller le matin, ou même de passer les portes. Le couteau précis de sa mère avait dû lacérer le dos de tous ses vêtements pour qu’il puisse les enfiler. Les regards de ses semblables ne le laissaient jamais en paix, même ici, au village où il était né. Il était le garçon bizarre, l’animal. On racontait que sa mère avait forniqué avec un faucon. Mais il rapportait de l’argent, alors on le tolérait. Les touristes venaient pour le voir, presque autant que pour le fort et la nécropole royale.
Ses ailes constituaient un handicap dans tous les sens du terme. Pourtant, il les aimait. Le soir, il se blottissait dans ses plumes douces comme la soie, réconfortantes comme une couverture d’enfance. Et il pouvait voler. Mal et dangereusement – Dieu que sa mère détestait ça ! Mais il volait tout de même. Il avait cet incroyable pouvoir.
À sa connaissance, il avait toujours été le seul humain à en être doté. Mais voilà qu’il n’était plus seul !
Les yeux écarquillés, il suivit les trois étrangers d’un pas silencieux. La voilure de trois mètres qui se déployait dans son dos n’avait rien de discret. Le chiot qui galopait derrière lui l’était encore moins ; mais il ne songea même pas à le chasser. Ils étaient inséparables, comme deux frères.
– Non mais qu’est-ce que t’es venu foutre dans un trou perdu comme celui-là ? râlait l’un des trois hommes.
– C’était à Karachi à l’époque, rétorqua un autre d’une voix sèche. Pas ici. On était proches de la porte. La femme était belle.
Le premier cracha dans la poussière.
– Elles le sont toujours. T’as été con.
– On était trois. Rien ne dit que je suis le père.
– C’était qui, les autres ?
– Jessim et Lazariel. Deux incapables qui s’en fichent comme d’une guigne. Je suis le seul à m’en préoccuper.
Ils s’éloignaient des quelques habitations ; devant eux se détachait le fort et ses bastions de trente mètres de haut, vieux de plusieurs siècles, et plus loin, la mosquée qui détonnait comme une perle blanche sur l’ocre du désert. Personne n’était en vue. Ce n’était pas la période de l’année pour les touristes.
– Comment t’as su ? questionna le premier.
– Morta en a entendu parler. Il est connu dans tout le désert et jusqu’à Karachi. (Un rire dépité lui échappa.) Les touristes viennent même pour le voir !
Le troisième personnage ne disait rien. En fait, l’enfant avait du mal à savoir s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Il avait une silhouette subtilement différente des autres, et de très longs cheveux nattés jusqu’à sa taille, ce qui ne se voyait jamais chez les gens d’ici. Lorsque les deux premiers s’arrêtèrent pour observer les alentours, lui s’accroupit et ramassa une poignée de poussière au sol. Bouche bée, l’enfant le regarda façonner la forme d’un oiseau, aussi facilement que s’il s’était agi de glaise humide. Le jeune garçon s’accroupit à son tour et tenta de faire de même, pour vérifier, mais dans sa main, la poussière restait de la poussière. Elle s’écoulait en pluie entre ses doigts. Lorsqu’il se redressa, il vit l’étranger tendre une main, bien à plat. Dans sa paume, le faux oiseau de terre secouait ses ailes sableuses. Impossible ! D’émerveillement, le cœur de l’enfant battit à tout rompre. L’étranger semblait attendre que sa création daigne s’envoler.
– Il n’est pas loin, continuait l’un des deux autres.
Son acolyte lui lança un regard nerveux.
– Tu le sens vraiment ? Uriel dit que le sang des bâtards fait résonnance en nous. Je pensais que c’étaient des conneries.
– C’est pas des conneries. Il est tout proche. (Sa voix se durcit, presque métallique.) Je vais le trouver.
– Tu feras quoi si on tombe sur la femme ?
Un rire bref échappa à l’autre.
– Rien du tout. Qu’elle élève son bâtard loin de moi, ça suffira. Elle ne connaît pas la Strate, elle ne sait même pas où se trouve la porte de Karachi.
Le garçon prêtait à peine attention à leur dialogue tant il était concentré sur l’oiseau de poussière. Lorsque celui-ci se lança enfin dans le ciel, véloce comme un faucon pèlerin, on entendit un jappement. Le chiot l’avait vu lui aussi. Il se mit à courir, tout excité, sans cesser d’aboyer.
– Non ! chuchota son ami.
Les trois hommes se retournèrent. Ils aperçurent le petit animal qui galopait vers eux. Puis l’enfant aux ailes tachetées, déployées dans la pénombre.
– Quand on parle du bâtard… fit le premier étranger.
Il fit un geste très vif, comme s’il dégainait quelque chose. Un éclair blanc déchira le crépuscule tranquille du village.
Le chiot fut tué sur le coup.
Tranché en deux moitiés distinctes, il retomba sur le sol et brûla longuement, consumé par un feu sans couleur. Sous le choc, le visage du garçon se déforma. Une larme roula sur sa joue. Il resta immobile, la bouche ouverte sur un cri silencieux, à regarder brûler son ami. Il lui semblait que lui aussi venait d'être ouvert en deux.
– Voilà pourquoi tu le sentais si proche, se moqua le premier homme. Il nous suivait, le fourbe !
Le deuxième ne riait pas. L’expression dure, il étudiait le visage rond de l’enfant, son nez un peu épaté, ses cheveux d’un noir intense. La couleur de ses ailes. Le premier s’esclaffa.
– Il n’a pas pris grand-chose de son père.
– Et il lui en restera encore moins après votre passage, dit le troisième inconnu toujours en retrait. Je vous laisse à vos affaires.
Son visage restait impassible, ni féminin ni masculin. Sans âge.
– Tu restes là, ordonna le premier.
– Vous n’avez pas besoin de moi.
– Tu feras ce qu’on te dira de faire. On a besoin d’un témoin, et ce sera toi. T’avais qu’à pas être là au mauvais moment, Sobroniel !
– Assez de jacasseries, vous deux ! feula le dernier.
Dans un crépitement soudain, une épée flamboyante apparut dans sa main. Elle brilla dans la nuit comme une étoile tombée du ciel et l’homme tout entier se mit à briller avec elle. À travers les larmes qui inondaient son visage, l’enfant vit qu’il ne ressemblait plus du tout à un homme du désert. Sa figure s’était dotée d’angles aigus et d’une peau pâle comme un morceau de faïence. Ses cheveux étaient blonds. Dorés même. Et tout son corps semblait brûler de l’intérieur, envahi d’un feu blanc mortel – le même que celui qui consumait le chiot. Derrière lui se déployaient ses ailes gigantesques. Le jeune garçon ne les trouvait plus splendides à présent. Elles le terrifiaient. Lorsque l’être surnaturel marcha vers lui à grandes enjambées, il voulut reculer, mais trébucha dans ses propres ailes. Submergé par la peur, il ne sentit même pas qu’il heurtait le sol dur ; il rampa pour tenter de fuir l’épée luisante qui s’abaissait vers lui.
– Michaël, fit l’étranger d’une voix glaciale. Tu tiens. Je coupe.
Une auréole ceinte de rayons blancs, aussi large qu’une couronne, flottait au-dessus de sa tête.
– J’espère bien. Je veux bien t'aider, mais c’est pas à moi de réparer tes conneries.
Le deuxième étranger apparut d’un coup près de lui ; l’enfant ne l’avait pas vu approcher. D’une poigne de fer, il le retourna de force sur le ventre, puis appuya un pied sur sa nuque. Son poids le cloua au sol. Le garçon suffoqua dans la poussière, tremblant de tous ses membres ; il ne parvenait même plus à se débattre. Ses pensées étaient restées figées à l’instant où son chien avait été coupé en deux. Il revoyait le petit corps brûler silencieusement, sans trêve, en une boucle infinie…
Des mains brûlantes s’emparèrent de ses ailes. Alors qu’elles les forçaient à s’étendre en croix sur le sol, il distingua le troisième homme – le témoin – qui s’agenouillait de nouveau et s’emparait d’ une poignée de terre. Puis il commença à la modeler.
L’enfant s’accrocha à cette vision lorsque la lame blanche scia ses ailes bien-aimées, l’une après l’autre ; lorsqu’un feu liquide irradia dans tout son corps à grands coups de lance, le faisant hurler de douleur. Pendant ce temps, les grandes mains agiles de l’étranger façonnaient un museau, puis une oreille…
Vint l’obscurité.
Lorsqu’il reprit conscience, les trois étrangers avaient disparu. Ses ailes gisaient près de lui, splendides et soyeuses, baignées de sang. Mortes pour toujours. Il pleura comme jamais il n’avait pleuré. Puis une étrange langue râpeuse vint lui laper les joues. En relevant les yeux, il tomba nez à nez avec un chiot.
Un chiot fait de terre, dont les yeux brillaient comme deux petits cailloux.
Il ne le savait pas encore, mais la terre n’était pas éternelle. Elle finissait toujours par s’éparpiller et retourner au sol qui l’avait vue naître. Ainsi, Iroël apprit sa première leçon de celui qui, bien plus tard, deviendrait son maître : les êtres vivants, même ceux que l’on voulait aimer, ne duraient pas. Il était inutile de s’attacher à eux.
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