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– Restez bien sur la route, ordonna Aaron. Tenez-vous à l’écart des sphinx, gardez vos armes à portée de main. (Cornélia se hâta de se rhabiller alors qu’il ajoutait.) Elijah, reprends ta forme humaine. Echidna sera là, elle fait partie des invités.
– Et alors ? releva Blanche.
D’une griffe, la chimère retira son masque. Le corps grand et sec d’Elijah apparut, accroupi dans le plus simple appareil.
– Echidna est la mère de pas mal de monstres, expliqua Aaron sans regarder Blanche. Elle a donné naissance aux hydres, par exemple, et aussi aux chimères. Et ça ne lui plairait sans doute pas de voir un humain déguisé en chimère. Elle est assez… soupe au lait.
L’euphémisme flotta quelques instants entre eux. Cornélia imagina tous les sévices horribles qu’une déesse soupe au lait pouvait infliger à des créatures mortelles.
– Allons-y, lança Aegeus. Ne marchez pas trop vite. Laissons les autres invités arriver avant nous. Souvenez-vous que nous sommes en terrain inhospitalier ; Epona est la seule sur laquelle nous pouvons compter. Du moins, je l’espère, maintenant que j’ai tué Midas.
Cependant, il avait sous-estimé un léger détail. En réalité, ils n’avaient jamais été invités au bal. Sa seule porte d’entrée avait été Midas. Mais à présent que Midas était mort…
Ils n'allaient pas tarder à se rendre compte que son absence pouvait poser problème.
***
Leur entrée au palais fut très peu glorieuse.
Avant d’accéder aux grandes arcades de l’entrée, il leur fallut traverser un bassin bordé de palmiers et de papyrus luxuriants. Aaron leur ordonna de se laver entièrement, car Bastet était très à cheval sur l’hygiène, comme tous les Égyptiens.
– Vous avez intérêt à être présentables si vous voulez rester en vie, avait-il commenté. Si elle vous trouve trop sale, elle vous traitera comme des bestioles crasseuses et vous finirez dans son assiette. Vous devez mériter son attention.
Ils avaient été instantanément convaincus et s’étaient lavés très soigneusement.
Et en sortant du bassin, nus comme des vermisseaux, tenant leurs vêtements à la main, ils s'étaient retrouvés nez à nez avec une foule de vingt servantes.
– Oups, fit Gaspard, traduisant à voix haute la pensée de tout le monde.
C’étaient toutes de très jeunes filles au crâne rasé, uniquement vêtues d'un gros collier d’or et d'une ceinture de perles bleues ; mais elles portaient leur nudité avec beaucoup plus de classe que les boyards. Elle étaient chargées de coffres et de jarres débordantes de trésors, immobilisées en plein labeur, entre les colonnes de marbre, pour dévisager ce petit groupe d’humains mal rasés qui n’avaient pas l’air de bien savoir ce qu’ils faisaient là.
Cornélia, en les contemplant, se demanda si elles étaient en train de décharger toutes les richesses apportées par les bœufs d’Horus.
– Nous sommes ici pour le banquet, lança Aegeus sans gêne ni préambule. Introduisez-nous dans le palais et menez-nous à nos suites.
La mauvaise humeur suintait dans sa voix, mais Cornélia devina que c’était moins dû à la situation qu’à cause de la douleur perpétuelle qu’il cachait en lui. Les servantes le contemplèrent avec de grands yeux étonnés, saisies par sa beauté. Cornélia n’était plus sensible à son charme depuis longtemps, et son épuisement lui crevait les yeux ; mais les servantes ne pouvaient pas savoir qu’il s’agissait d’un corps entièrement faux, brûlé de l’intérieur par une étrange malédiction. Certaines d’entre elles dardèrent des regards appréciateurs vers Beyaz et Gaspard, dont la carrure était plutôt agréable à regarder, surtout maintenant qu’ils étaient propres. Mitaine attrapa le biceps de Gaspard avec un air renfrogné pour clamer que cet homme était à elle.
– Alors ? jeta la vouivre d’un ton sec. Vous avez perdu votre langue ?
Aaron se rapprocha discrètement de lui.
– Ben, justement, je crois que Bastet coupe la langue à ses servantes… non ?
Aegeus produisit un bruit agacé.
– Saloperie, j’avais oublié ça.
De mieux en mieux, songea Cornélia. Dans quel panier de crabes allaient-ils encore se fourrer ?
À l'arrière-plan, quelqu’un se fraya un passage parmi les jeunes filles muettes.
– Pardon, s’cusez-moi, pardon, pardon… Mais qu’est-ce que vous faites, pauvres nunuches ? Vous campez dans l’entrée ou quoi ? Laissez-moi passer, enfin !
La personne – la créature ? – émergea enfin devant le groupe de boyards. Elle se pétrifia, aussi surprise qu’eux, et les dévisagea sans aucune politesse.
– Aegeus ? finit-elle par dire. Mais qu’est-ce que tu fiches ici ?
C’était une jeune fille à la peau mate, dotée d’une longue tresse noire. Ses sourcils broussailleux et sa mâchoire anguleuse lui donnait un certaine prestance masculine. Et surtout, elle n’avait pas de jambes. Son buste, tel une marionnette grotesque, était monté sur un corps d’araignée géant.
Sous la frayeur, Blanche planta les ongles dans le bras de Cornélia, qui fit de son mieux pour ne pas trahir d’émotion. Derrière elles, Gaspard dit faiblement :
– Sainte mère de…
– Chut, le houspilla Mitaine tout bas.
– On est accompagné, je vois ? commenta la jeune fille-araignée sans se laisser démonter par les expressions horrifiées qui fleurissaient sur leurs visages.
– Arachné, soupira Aegeus.
Pour la première fois depuis bien longtemps, quelque chose de positif apparut sur son visage, quelque chose qui ressemblait à du soulagement. Il ajouta :
– Je ne savais pas que tu étais chez Bastet.
– Ouais, fit la jeune fille sans aucune élégance. Je crèche chez elle en ce moment. Elle voulait que je sois là pour son foutu bal, et puis, elle me nourrit bien. J’ai dix servantes à mon service, tu te rends compte ? Dix ! Et une chambre de la taille d’un hôtel, avec un grand bain chaud et surtout, un lit.
Elle tapota le sol du bout d’une patte. Son crochet meurtrier tinta légèrement sur les dalles.
– Tu sais, c’est dur de trouver un lit assez grand pour moi ! J’prends de la place avec tout ça.
Ses huit pattes colossales étaient d’un brun sombre, couvertes de poils urticants et d'épines. Des tigrures noires dessinaient des entrelacs sur son énorme thorax et son derrière plus énorme encore. Blanche se cramponnait au bras de Cornélia, pâle comme un fromage blanc. Aucune des deux n’avait très peur des araignées ; mais c’était une chose de côtoyer des petites arachnides d’un centimètre, et une autre de se retrouver face à une créature qui devait peser quatre cents kilos.
– Mais attends, Aeg-chou, t’étais invité au bal, toi ? Personne n’en a parlé.
Aeg-chou ? Une sorte de pouffement nerveux échappa à quelqu'un, vite réprimé. Certainement Danaé, comme d’habitude.
– Je m’invite tout seul, répliqua Aegeus. Et au nom du Ciel, arrête de m’appeler Aeg-chou.
Arachné était déjà passée à autre chose. Du bout d’une de ses pattes poilues, elle donna une pichenette à Aaron ; le garçon réprima un mouvement de dégoût.
– Putain ! Me touche pas avec tes sales pattes, l’insecte !
– Il est là aussi, le petit Aaron-chou ! Qu’il est mignon avec ses grands yeux. Toujours aussi agréable, à ce que je vois. Je suis une arachnide, mon grand ; apprends à lire et cultive-toi un peu, ça ne te fera pas de mal.
– Aouch, ça tire à balles réelles, marmonna Blanche.
Aaron renvoya un regard de haine pure à Arachné, sans rien répliquer.
– Oh, un gros minou !
Elle venait de voir Greg. Le chapalu feula, dardant ses dizaines de crocs métalliques vers elle. D’habitude, les araignées, il les mangeait en leur arrachant les pattes une par une, mais celle-ci était un peu grosse pour lui. Aegeus les ignora :
– Je comptais venir avec Midas, mais il lui est… arrivé malheur. (Arachné écarquilla ses yeux sombres, soulignés d’un trait de khôl. Aegeus sourit crânement.) Je l’ai tué, Arachné. J’ai débarrassé la Strate de Midas !
Sous la surprise, les pattes d’Arachné frémirent.
– Quoi ? J’y crois pas. Comment t’as fait ? Il est increvable, ce salopard. (Elle gesticula, surexcitée.) Oh, bon sang, il faudra que tu me racontes ça, je veux savoir tous les détails !
– C’est ça, c’est ça, marmonna-t-il. En attendant, fais-nous entrer, tu seras gentille. Je me sens un peu exposé, ici.
Arachné gloussa, le balaya de haut en bas d’un regard lubrique.
– Tu m’étonnes. Mais tu connais Bastet, elle voudra jamais d’une bande de pouilleux comme vous dans son palais. Si tu veux pouvoir entrer au banquet, il va falloir que je vous arrange un peu.
Le même air d’exaspération ultime apparut sur les visages d’Aaron et d’Aegeus.
– Ta ta ta, poursuivit Arachné alors qu’ils ouvraient la bouche. Pas de protestation qui vaille : cette fois, vous n’avez pas le choix, Aeg-chou, et tu le sais très bien !
– Arrête de m’appeler Aeg-chou, madre de puta !
– Calme-toi, blondinet ! Les gros mots ne vont pas bien du tout dans ta jolie bouche.
Danaé ricana de nouveau.
– J’en vois une qui se moque derrière, commenta Arachné, mais elle rigolera moins quand je me serai occupée de son cas.
Danaé cessa de rire.
– Comment ça, occupée de son cas ? fit Beyaz. Vous allez nous faire quoi, au juste ?
La fille-araignée leva les yeux vers lui. C’était le seul du groupe à être aussi grand qu’elle ; elle loucha sur son torse large avec convoitise, caressa ses cicatrices du regard. Le soldat ne broncha pas, stoïque comme un roc.
– Oh, rien de très désagréable, mon chou. (La malice luisait dans ses yeux comme un soleil sombre.) Bien au contraire.
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