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Hello ! J'ai rajouté un petit bout de scène (Aegeus - Cornélia) dans l'épisode 90, comme vous m'avez dit que ça manquait !

***

Tandis qu’Arachné les guidait dans les cliquètements de ses pattes acérées, les boyards se tordaient le cou pour observer les lieux. Le palais était aussi sublime, coloré et désordonné qu’il l’était à l’extérieur. Des lianes grimpaient sur les murs, des palmiers colonisaient le moindre recoin. Par endroits, ils durent baisser la tête pour ne pas heurter les lanternes chinoises qui brûlaient doucement sous les plafonds ; mais ils suivirent aussi des couloirs couverts de hiéroglyphes et de fresques égyptiennes. La fille-araignée les menait dans ce dédale sans jamais se perdre.

– Je vous fais passer par les chemins de traverse, avait-elle lancé joyeusement. Il ne faudrait pas que Bastet, ou l’une de ses hautes intendantes, tombe sur vous et décide de vous planter une pique dans le derrière pour vous faire cuire à la broche.

– Oh, ça non, avait confirmé Gaspard d’une voix sourde. Les piques dans le derrière, non merci.

Arachné portait un habit constitué d'une grande étoffe de soie rouge, drapée à l’égyptienne et retenue à la taille par une ceinture ; mais le tissu était brodé de dragons dorés, comme une robe chinoise. Elle semblait très à cheval sur l'esthétique.

– Tes cheveux sont si mal coupés, Aeg-chou ! se plaignait-elle sans arrêt en tripotant ses mèches blondes. Avec tout ton or de vieille vouivre mal embouchée, tu n’as pas de quoi te payer une paire de ciseaux ?

– Il y a des dépenses nécessaires et d’autres complètement inutiles. Tu comprendras quand tu seras plus riche !

Il la chassait d’une tape, comme une mouche gênante, mais elle revenait toujours à la charge. À quel point ces deux-là se connaissaient-ils ?

Des sphinx veillaient dans les recoins du palais, leurs yeux blancs semblant suivre le petit groupe. Le reste de l’espace était occupé par des chats. Ils étaient des dizaines, peut-être des centaines dans le palais, de toutes les couleurs imaginables, à faire leur toilette avec délicatesse ou à se pourchasser à travers les rideaux de lianes. Cornélia se sentait observée par mille yeux qui brillaient dans la végétation. Elle aperçut même un ocelot, tapi sur un pilier en hauteur, puis un couple de tigres, occupés à se baigner dans un bassin de marbre. Les fauves ne leur prêtèrent aucune attention.

– Vous devez faire une entrée remarquée, poursuivit Arachné. Mais uniquement lorsque vous serez prêts. Bastet-Sekhmet est très sensible à l’élégance et à la beauté. Dans sa culture, prendre soin de soi est la forme de respect le plus élémentaire ! Vous n’avez aucune chance de survivre à une entrevue en vous présentant comme ça devant elle.

– Ce bal n’était pas prévu, grommela Aegeus. J’ai fait avec ce que j’avais.

Ils croisaient parfois des servantes affairées, mais un geste d’Arachné suffisait à les faire déguerpir.

– Nous y voilà ! dit-elle enfin au terme de dizaines de tours et de détours.

Cornélia observa les lieux, circonspecte. Au moins, il n’y avait plus de sphinx veilleurs, ni de chats, ni de servantes. Ils se trouvaient dans une pièce assez exigüe dont chaque arcade semblait donner sur un bain ou une chambre. Des voiles translucides et des soieries tombaient du plafond. Quelques lustres de papier diffusaient une lumière tremblotante.

– Cette aile du palais est déserte pour le moment. Bastet a des suites beaucoup plus luxueuses à donner à ses invités, je pense que nous y serons tranquilles. Je n’ai besoin que de quelques heures pour vous… transfigurer.

La tête levée vers les plafonds somptueux, Blanche semblait décompter le nombre impressionnant d’araignées qui gambadaient là-haut. Arachné surprit son regard.

– Oui, il y a pas mal de mes cousines, ici. Mais elles nous débarrassent des moustiques, ce qui n’est vraiment pas un luxe.

Des yeux, elle appuya sur les boutons de moustiques qui parsemaient la peau pâle de Blanche. Certains d’entre eux avaient été tellement grattés qu’ils ressemblaient à des ecchymoses.

– Bien ! reprit-elle d'une voix pompeuse. Installez-vous, très chers. Et faites preuve de patience, car j’ai huit pattes, mais je ne peux tisser qu’une œuvre d’art à la fois.

– Toujours aussi modeste, marmonna Aaron qui faisait la même tête qu’un condamné à mort.

– Je vais vous faire passer l’un après l’autre, poursuivit-elle en se frottant les mains. Qui veut commencer ? Oh, attendez !

D'une patte, elle trifouilla sous son énorme abdomen, puis elle leur montra un fil de soie blanche accroché au bout de son pédipalpe. Brillant doucement dans la lumière des lampes, il s’étirait derrière elle et s’enfonçait dans le couloir qu’ils venaient de quitter.

– C’est une sécurité. Si jamais vous vous retrouvez en danger, si vous voulez vite retrouver la sortie du palais, il vous suffira de suivre ce fil. Il retrace tout le chemin qu’on vient de faire.

D’un geste délicat, elle posa le bout du fil au bas de l’arcade de pierre, où il resta collé.

– Tu prends bien soin de nous, Arachné, commenta Aegeus en haussant un sourcil. Je t’ai tant manqué que ça ?

Elle opta pour une expression renfrognée qui lui donna un air d’adolescente.

– Si tu veux savoir, oui, ça fait du bien de voir un visage ami – et surtout, quelqu’un qui n’est pas un dieu immortel qui réduit en esclavage tout ce qui l’entoure.

Elle se tut d’un coup, fixant intensément son fil d’Ariane. Tous purent constater qu’il vibrait légèrement.

– Attendez. Quelqu’un nous suit. Ou plutôt, quelqu’un vous suit.

Avant qu’Aegeus puisse faire un geste, elle s’engouffra dans le couloir et disparut.

– Quelqu’un nous suit ? gronda Beyaz. Qui nous a vus entrer, à part les servantes ?

– Ha ! lança soudain la voix d’Aachné dans le couloir.

Elle ne tarda pas à jaillir dans la pièce, un peu décoiffée ; dans deux de ses pattes géantes, elle tenait Iroël proprement ligoté avec du fil de soie.

– Hé mais qui voilà ? J’ai attrapé un très gros moucheron !

– Arachné ! grogna-t-il en gigotant. Lâche-moi !

Diverses expressions passèrent sur le visage d’Aegeus, et aucune n’était très engageante. Il ne paraissait pas très surpris de la présence d’Iroël. En fait, personne ne l’était.

– Qu’est-ce que tu fais là, hijo de puta ?

Iroël haussa les épaules, toujours emmaillotté.

– Epona voudra me voir.

– En effet, siffla Aegeus entre ses dents. J’imagine que je devrais te féliciter. Tu constitues une bonne garantie pour moi… au moins pour la déesse cheval. Pour le reste… J’imagine que tu as volé des monstres à tous les autres immortels qui seront là ?

– Oui, répondit Iroël sans trahir d’émotion.

Aegeus parut hésiter entre lui tordre le cou ou s’arracher les cheveux.

– Arachné. Ligote-moi ça et cache-le dans un placard. S’il se fait remarquer, cet idiot peut tous nous faire tuer.

Mais la fille-araignée le souleva plus haut et le fit tourner devant ses yeux avec intérêt, comme un petit chiot d’une race intéressante.

– Oh, non, Aeg-chou. On se connaît un peu, lui et moi… enfin, de loin. À une époque, on était même en concurrence : les immortels payaient presque plus cher pour une de ses armures que pour une de mes tenues. J’ai envie de m’occuper de lui… à ma façon.

Un sourire machiavélique se dessina sur son visage anguleux. Le jeune homme ne parut pas spécialement effrayé ; il soutint stoïquement son regard, attendant qu’elle veuille bien le reposer par terre. Arachné acheva :

– J'ai hâte de mettre ce beau visage en valeur !

***

En fait, Arachné était styliste.

Styliste, créatrice de mode, couturière ; Cornélia n’y connaissait rien, mais cette étrange hybride enfilait tous ces rôles à la fois, avec un immense ravissement. Et plus Cornélia la voyait aux côtés d’Aegeus et Aaron, plus il devenait clair qu’ils étaient déjà passés par ses mains expertes – peut-être même de nombreuses fois.

Le premier à passer fut Aaron.

Ils attendaient leur tour sur les fauteuils égyptiens en bois sculpté – aussi inconfortables qu'ils étaient beaux – et la fille-araignée les appelait à tour de rôle. Cornélia avait l’impression de patienter avant son oral du bac ; elle se sentait anxieuse sans véritable raison. Blanche ruminait dans son coin, étrangement silencieuse. Lorsqu’Aaron avait disparu derrière les grands rideaux de soie, elle l’avait suivi d’un regard tourmenté. Depuis, on entendait des jurons un peu étouffés résonner dans la pièce d’à côté, ainsi que les chantonnements d’Arachné qui se mettait au travail.

Cornélia voyait bien que cette histoire avec Aaron faisait souffrir sa sœur. Bien sûr, celle-ci n’en laissait pas voir grand-chose : elle s’était endurcie depuis la Strate, et même avant, elle avait toujours été forte – à sa façon. Mais en général, lorsqu’elle souffrait d’une situation, elle n’hésitait pas longtemps à trancher dans le vif pour s’en libérer.

Pourtant, Aaron n’avait pas l’air d’être le genre d’embrouilles dont elle souhaitait se libérer. Et Cornélia se demandait bien pourquoi. Il n’était ni agréable, ni aimant ; il n’était même pas vraiment beau. Et c’était un gros blaireau, au sens littéral du terme. Le fait que sa sœur s’accroche autant à lui la rendait folle.

« Vous croyez que j’ai que ça à faire de me taper une gamine immature ? »

Jette-le, songea Cornélia. Arrête d’attendre de la tendresse de sa part. Il ne faut jamais faire confiance aux garçons, et à lui encore moins. En amitié, peut-être… Mais pas en amour. Je préférerais encore que tu sois amoureuse d’Arachné.

– Tadaa ! lança soudain la voix enjouée de la fille-araignée. Et un habillé, un !

– Lâche-moi, bordel à queue ! Arrête de me toucher avec tes sales pattes, tu me donnes de l’urticaire !

Cornélia visualisa la moue d’Arachné comme si elle était devant elle.

– Espèce de rustre. Ne me remercie pas pour le merveilleux travail que je viens de faire, surtout ! Sache qu’une tenue pareille te coûterait des milliers en temps normal !

– Jamais j’investirais dans un truc pareil, l’insecte !

– Parce que tu es un imbécile de crocotta sans aucun goût esthétique ! Pfff ! Débarrasse-moi le plancher, fais de la place pour la suivante. (La voix d’Arachné augmenta brusquement.) SUIVANTE ! La blondinette qui fait un mètre vingt, là !

Blanche se leva avec la même expression qu'une condamnée à l’échafaud. En temps normal, elle aurait été toute excitée de découvrir les talents d’Arachné. Cornélia se demanda si elle craignait de se retrouver en tête à tête avec Aaron.

Arrête de penser à lui ! lui cria-t-elle silencieusement.

Mais sa sœur disparut derrière les rideaux, en lui tournant le dos.

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