95 - La danseuse et le lieutenant

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***


Blanche ne savait pas trop quoi penser d’Arachné. Son apparence n’était pas des plus engageantes, mais elle avait l’avantage d’être très bavarde ; Blanche avait donc peu d’efforts à fournir pour meubler le silence. La fille-araignée commença par prendre ses mesures. L'une de ses pattes portait des bracelets et des perles d’argent, ce qui avait intrigué la blondinette ; elle se rendait compte à présent que ces bijoux étaient des appareils de mesure qu’Arachné déplaçait au gré de ses besoins.

– J’ai une idée fantastique pour te mettre en valeur, babillait la couturière sans cesser de s’agiter. Ça va être sublime !

Elle titilla une mèche de cheveux de Blanche du bout d’un de ses crochets ; l’adolescente tressaillit.

– Du doré, du scintillant, du transparent !

D'une pichenette, elle toucha le masque de raijū, sur son front.

– Ça ira à la perfection avec cet objet. Il a été fait par l’armurier, non ?

– En effet, marmonna Blanche. C’est un raijū. Je suis un raijū. Enfin, en quelque sorte…

À force, elle n’était plus très sûre de savoir qui elle était vraiment. Plus elle passait du temps dans le corps du raijū, plus elle s’éloignait de son humanité et de ses sensations de bipède ; mais cela ne la dérangeait pas, car beaucoup de choses collaient à sa peau d’humaine, des fragments du passé qu’elle avait envie d’oublier. Le raijū, lui, était tourné vers l’avenir. Il lui avait appris à aimer la Strate, malgré Orion, malgré tout ce qu'elle avait vécu...

Arachné avait cessé de la mesurer sous toutes les coutures. Elle commença à produire plusieurs fils grâce à la glande de son abdomen ; ils ne ressemblaient pas du tout à la soie blanche qu’elle avait créée pour ligoter Iroël. On aurait dit de l'or. Et grâce à ses gestes experts, elle les arrangeait en un tissage complexe. Blanche la contempla un long moment, fascinée. Avec ses mains et ses pattes agiles, cette fille-araignée abattait à elle seule le travail d’une couturière et d’un métier à tisser, tout en chantonnant et en agitant son derrière au rythme d’une musique imaginaire. Tous les petits bruits de son travail – frottements, tapotements, bruissements de tissu – formaient comme une berceuse.

– Hop là !

Blanche se réveilla d’un coup ; elle réalisa qu’elle s’était assoupie. Les accoudoirs sculptés de sa chaise égyptienne lui avaient imprimé des motifs le long des bras. Elle essuya en hâte le filet de bave qui coulait sur son menton.

– Tiens ! Regarde ! lança Arachné en lui montrant sa production.

Blanche eut à peine le temps d’apercevoir un chatoiement doré avant que la couturière ne la cache promptement dans son dos.

– Oh ! Attends, finalement, c’est plus drôle de garder la surprise.

Elle revint prendre des mesures, drapa autour d’elle une très grande étoffe translucide qui jetait des petits éclats pailletés.

– Ça aussi, tu l’as tissé toi-même ? demanda l’adolescente en effleurant le voile.

– Bien sûr. Je peux créer toutes les matières et toutes les trames que je veux ! De la soie, du coton, du velours, du satin, de la gaze, du fil d’or et même quelque chose qui imite très bien la laine. Je pourrais même tisser du polyamide ou de l’acier, avec assez d’entraînement !

Ses yeux brillaient de passion tandis qu’elle entremêlait adroitement de nouveaux fils d’or. Elle coupa l’étoffe translucide, cousit un ourlet à la vitesse de l’éclair. Son regard ressemblait à celui d'Iroël lorsqu’il se plongeait dans la création de ses masques.

– C’est de la magie d’artisan ? vérifia Blanche.

Arachné leva la tête de son ouvrage, l’air un peu étonnée par sa question, comme si jamais cette réflexion ne lui était venue à l’esprit.

– En quelque sorte... Le mot « magie » veut tout et rien dire, surtout ici, dans la Strate. (Elle coupa un fil, se remit à broder avec ardeur.) À partir du moment où on sait fabriquer quelque chose de beau avec ses mains… c’est toujours de la magie, non ?

Blanche ne trouva rien à redire. Cette définition lui plaisait.

– Tourne-toi, lui intima Arachné. J’ai presque terminé !

– Déjà ?

Elle obéit et fixa le mur recouvert de motifs peints. La fresque dépeignait Bastet en train de combattre le serpent Apophis. La déesse était représentée sous la forme d’un grand chat aux oreilles démesurément longues, armé d’un couteau à la lame meurtrière. Mais ce n’étaient que des images stylisées. À quoi Bastet pouvait-elle vraiment ressembler ?

Interrompant la réflexion de Blanche, Arachné la saisit soudain par la taille et la tracta vers elle avec la force d’un monstre. Blanche retint un cri d’effroi. Elle pâlit quand les pédipalpes de l’araignée s’affairèrent partout sur son corps pour l'habiller. C’était de la gaze ou de la soie, un tissu si léger qu’il coulait sur son corps comme une rivière. Du bout de ses pattes, Arachné arrangea les plis du vêtement tandis que ses mains humaines peignaient les longs cheveux de Blanche.

– Tadaa ! Regarde !

D’une patte, elle attrapa un grand miroir en bronze et le fit tourner devant la blondinette.

– Tu en penses quoi ? Par pitié, ne fais pas une tête de six pieds de long comme le crocotta. J’ai vraiment fait de mon mieux ; même une néophyte comme toi devrait se rendre compte que c’est du bel ouvrage, non ?

Silencieuse, Blanche dévisagea son reflet. C’était celui d’une fille couverte de boutons de moustiques, qui semblait à peine adolescente. Tout en elle scintillait. Un bustier entièrement cousu de fils d’or rehaussait sa poitrine quasi inexistante. Sur sa taille, il se dispersait en volutes dorées et en broderies, laissant la place à un long jupon transparent. La soie pailletée lançait mille reflets partout dans la pièce, qui valsaient au rythme de ses gestes comme une myriade de points lumineux.

– Je suis une boule disco, dit Blanche à mi-voix.

Arachné fit une drôle de tête.

– Tu n’aimes pas.

La blondinette sursauta.

– Bien sûr que si ! C’est magnifique. (Le visage de la couturière s’éclaira d’un coup.) C’est…

Blanche se mira de nouveau dans la glace. D’une main, elle joua avec le tissu de sa jupe. C’était doux et fragile comme une aile de papillon.

– C’est beaucoup trop pour moi…

– Ta ta ta ! rétorqua la fille-araignée. On est chez Bastet-Sekhmet, ici ! Rien n’est jamais trop !

D’une main, elle la chassa dans la pièce d’à côté.

– Allez ouste ! Je dois passer au suivant. (Elle cria à pleins poumons.) SUIVANT !

Avant que Blanche ne disparaisse, elle lui fit un clin d’œil.

– Je suis ravie que tu aimes mon travail ; tu fais un très beau modèle !

Blanche rougit jusqu’aux oreilles. Elle s’en alla sur la pointe de ses pieds nus, dans les froissements de son jupon.

Et, sitôt passée dans la salle voisine, elle tomba sur Aaron.

D’abord, elle ne le reconnut pas. Elle crut avoir affaire à un parfait inconnu qui lui tournait le dos, occupé à renifler le pilier couvert de hiéroglyphes.

Renifler ?

C’était forcément lui. Aucun autre humain ne reniflait la pierre comme un chacal. Mais il avait les cheveux arrangés en une coupe impeccable, et ses vêtements…

Lorsqu’il se retourna vers elle, Blanche laissa échapper une exclamation émerveillée. Il était vêtu d’un uniforme de militaire haut-gradé, d’un blanc immaculé, rehaussé de boutons dorés et de chainettes sur l’épaule droite. L’habit était parfaitement ajusté à sa petite stature d’adolescent ; son col légèrement entrouvert laissait voir un fragment de son torse brun. Sur la veste, côté cœur, brillait une grande médaille aux couleurs du convoi : le noir écailleux des hydres, les tigrures dorées des bakus, le vert flamboyant des hippalectryons…

– Aaron ! bégaya-t-elle.

Le garçon fixait le sol pour être sûr d’éviter son regard. Il se frotta la nuque d’une main.

– Il y avait juste une odeur bizarre, se justifia-t-il avec gêne. Je fais pas ça d’habitude. (il grommela pour lui-même.) De toute façon, ça sent le chat partout, ici.

Blanche se fichait bien qu’il renifle dans tous les coins. Elle s’approcha un peu et lui tourna autour pour prendre la mesure de son magnifique uniforme. D’une main, elle tenait toujours l’ourlet de sa jupe , mais c’était un automatisme : elle avait complètement oublié sa propre tenue.

– C’est incroyable. Ça te va tellement bien ! (Elle enfonça son doigt dans le coton de la veste militaire, toucha l’un des boutons dorés.) Oh, ventre-saint-gris !

Sur chacun des boutons était gravée une tête de blaireau, la gueule ouverte, toutes dents dehors. Arachné n’avait pas pu tisser ça. C’était de la magie. De la vraie magie.

Aaron avait toujours été le lieutenant du convoi ; mais ce jour-là, pour la première fois, il avait l’air d’un lieutenant. C’était comme si Arachné avait fait ressortir de lui tout ce qu’il avait de bon, de sérieux, de solennel ; elle avait laissé derrière ses grognements, ses cris et sa mauvaise humeur, et avec ses qualités uniquement, elle avait créé cet habit.

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