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Aaron fit un pas en arrière ; son regard monta le long des jambes de Blanche, qui se dévoilaient et se dissimulaient tour à tour dans les plis impeccables de sa jupe, puis survola le bustier doré. Lorsqu’il atteignit ses yeux à elle, il avait l'air très sombre.
– T’es pas mal non plus, la naine.
Le ton employé faisait davantage penser à une menace ou un faire-part de décès, mais Blanche décida de ne pas en tenir compte. Son cœur eut un raté, partit en dérapage puis redémarra au grand galop. Elle essaya de taire son ravissement et croisa ses bras maigrichons sur sa poitrine.
– Ah ouais ? Même pour une gamine immature ?
Le garçon inspira entre ses dents.
– C’est bien ce que tu es.
Venant de quelqu’un aussi incapable de gérer ses sentiments, c’était presque drôle.
– Et toi, alors ? rétorqua-t-elle en le fusillant des yeux.
– T’as embrassé un crocotta, bon sang !
La blondinette fronça les sourcils. Elle ne s’attendait pas à tant de… virulence à ce sujet.
– Bah oui. Et alors ?
Il se détourna, excédé.
– Mais bon Dieu, Blanche ! T’es censée être intelligente ! Je t’ai… je t’ai parlé de mon enfance. Je t’ai raconté le pigeon, je t’ai parlé du vieil homme que j’ai mordu…
Sa voix baissa un peu.
– Je t’ai dit que j’avais failli bouffer un petit de maternelle ! Merde ! Il te faut quoi de plus ? T’a aucun instinct de survie, ou quoi ?
– Mais tu étais petit, répliqua-t-elle en haussant les épaules. C’est fini, tout ça.
– T’en sais rien. T’es complètement inconsciente !
Il releva les yeux vers elle, très fugacement, puis les rebaissa aussi vite.
– Je suis un crocotta, Blanche. Pas un humain. Et je peux te dire que tu sens la viande. Tu es de la viande.
Il était si mélodramatique qu’elle ne put s’empêcher d’éclater de rire.
– N’importe quoi !
Stupéfait, il ne trouva rien à répondre. Elle en profita pour s’approcher de lui et remettre en place un des boutons dorés, qui essayait de se faire la malle en dévoilant quelques centimètres de peau supplémentaires.
Pas que ça me dérange vraiment, songea-t-elle en lissant la veste blanche.
Le garçon lui attrapa le poignet au vol et le serra fort. Il la dévisageait comme une dangereuse criminelle.
– Non mais qu’est-ce que tu fais ? T’as entendu ce que je viens de dire ?
Avant de répondre, elle prit le temps d’inspirer. Sa conversation avec le squonk, chez Midas, lui revint en tête.
« C’est un squonk lui aussi. Sauf qu’au lieu de se cacher sous des voitures, il se cache dans sa mauvaise humeur. »
Elle savait y faire, maintenant, avec les squonks. En fait, ce n’était pas si difficile. Ils souffraient simplement. Il fallait avant tout les rassurer, et dire honnêtement ce qu’on avait sur le cœur. Alors elle lui dit :
– Je n’ai pas peur de toi.
Elle le fixa longuement, jusqu’à ce qu’il lâche enfin son poignet. Puis elle répéta :
– Je n’ai jamais eu peur de toi. Jamais. Même au tout début, dans notre monde. Même après, dans la Strate, quand tu as combattu Asmar. Quand j’ai vu ce qu’était un crocotta.
Une once de douleur contracta le visage d’Aaron. C’était très léger, presque indiscernable.
– Je sais que tu es le chien d’Aegeus, souffla-t-elle. Mais tu n’es pas que ça. Tu es un bon coéquipier. Et même un bon chef. Enfin presque… il faut juste crier un peu moins…
Elle marqua une pause, les yeux aimantés aux siens. Ils étaient très proches ; Aaron ne bougeait plus du tout, semblable à une statue. Quand leur baiser lui revint en mémoire, elle sentit une grande chaleur lui envahir le ventre. Dans un murmure, elle ajouta :
– Je sais que je ne crains rien avec toi. J’ai confiance en toi.
Une rougeur violente monta aux joues d’Aaron, aussi intense que si elle venait de lui déclamer son amour éternel dans un sonnet romantique de vingt pages. Touchée par cette réaction, elle lui planta un baiser sur la joue.
– Et puis t’es vraiment beau, habillé comme ça !
À présent, il ressemblait à une tomate passée au grill.
– Cette maudite araignée est plus volubile qu’une perruche babilleuse, maugréa la voix d'Aegeus derrière eux.
Quand il passa la porte, Blanche recula prestement et fit mine de s’intéresser aux hiéroglyphes qui ornaient les colonnes.
– C’est quoi, une perruche babilleuse ? demanda-t-elle aussi innocemment que possible.
Lorsqu’elle se tourna vers lui, elle le trouva en train d’observer Aaron d’un air perplexe. Le garçon n’avait toujours pas bougé. Il était cramoisi jusqu’aux oreilles.
– Qu’est-ce que t’as fait à mon lieutenant, la naine ? grommela Aegeus.
Sans répondre, Blanche l’observa. Arachné l’avait revêtu d’une toge blanche drapée sur une épaule à la grecque, retenue à la taille par une ceinture brodée d’or. Une partie de son large torse était dénudée, laissant voir sa peau recouverte d’écailles de vouivre. En fait, le tissu de la toge n’était pas réellement blanc : il semblait tissé en fils d’opale, plein de reflets, exactement comme les écailles en question. Pour compléter sa parure impériale, de larges bracelets dorés soulignaient ses biceps.
– On porte tous des couleurs assorties, remarqua Blanche. Ça te va bien, Aeg-chou. T’es très classe.
Il lui jeta un regard mauvais, comme si le moindre compliment sur son style risquait de le faire brûler vif. Elle ajouta d'un ton détaché :
– Plus qu’à attendre les autres, Aeg-chou. Est-ce que tu as des recommandations à nous faire avant ce bal, Aeg-chou ?
Il se rembrunit encore plus, toussa un peu.
– Essayez de rester en vie. Ça serait déjà bien.
***
Cornélia se sentait mal à l’aise dans ses vêtements. Elle avait demandé à Arachné de ne pas l’attifer d’une robe, et la couturière avait accepté ; mais le thème de la tzitzimitl l’avait inspirée et le résultat était quand même particulièrement voyant. Au-dessus d’un pantalon noir très ajusté, parsemé de minuscules diamants qui dessinaient des constellations, elle portait un bustier de soie blanc. Il était formé de broderies très délicates, scintillantes comme des dentelles de givre. Les manches longues de l'habit laissaient ses épaules nues.
– Mazette ! s’était exclamée Mitaine en la voyant. Tu brilles comme un sou neuf ou comme la reine des glaces !
– C’est Blanche le sou neuf, avait répliqué Cornélia. Elle est dorée comme un gros écu.
– Tu sais ce qu’il te dit, le gros écu ? s’était vexée l’intéressée.
Voyant la gêne de Cornélia, Iroël lui avait proposé son bras et elle l’avait accepté. Elle s’était vite rendue compte que le jeune homme était aussi mal à l’aise qu’elle. On ne le reconnaissait plus : il portait un costume immaculé, parfaitement coupé, assorti d’une chemise et d’une cravate. L’habit faisait ressortir le cuivre de sa peau et la noirceur de ses cheveux. Arachné l’avait même affublé d’une rose blanche épinglée sur la poitrine. On aurait dit un homme d’affaires richissime ou un jeune marié. Il dégageait tant de charisme et de classe que Mitaine s’était couvert les yeux, prétextant qu’il l’aveuglait.
– Si je suis la reine des glaces, toi tu es le roi, s'était moquée Cornélia.
Il avait souri d’un air constipé, sans savoir quoi répondre. La veste semblait le gêner aux entournures, mais ce n’était sans doute pas dû à une erreur d’Arachné. Il était trop habitué à se promener torse nu ou en vieille chemise déchirée.
Arachné les guidait de nouveau dans le dédale du palais ; de la musique s’était mise à résonner autour d’eux, de plus en plus entêtante. De la lyre, de la harpe, du luth et diverses flûtes dont les mélopées langoureuses les berçaient un peu. Ils parvinrent à l’entrée d’une salle monumentale, aux hauts murs décorés de fresques égyptiennes. À leurs pieds voguaient des nuages, les mêmes qui filaient au-dessus de leurs têtes : l'endroit était entièrement inondé, et le toit s’ouvrait directement sur les cieux. L'eau pure donnait l'effet d'un gigantesque miroir. Brisant cette surface lisse, les servantes de Bastet couraient partout, affairées comme des fourmis au service de leur reine. Cornélia faillit être heurtée par l’une d’elles.
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