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Arachné les abandonna là.

– J'suis pas invitée au banquet, dit-elle d’un air boudeur. Bastet m’accepte comme petite main dans les coulisses, mais elle mourrait de me voir attablée avec eux. (Elle tendit sa main droite à Aegeus.) Bonne chance. Et pense à maîtriser ton orgueil : les dieux sont capricieux.

Il lui serra la main et, d’un coup d’œil, la renvoya à son corps difforme.

– Venant de toi !

Une ombre passa sur le visage brun d’Arachné.

– Justement. Je sais de quoi je parle.

Sur ces mots, elle les quitta. Ils continuèrent d’avancer en se frayant un chemin dans la foule des servantes de plus en plus nombreuses. Le long des murs, des dizaines de zonures formaient une sorte de haie d'honneur menaçante ; ils étaient lourdement enchaînés par des colliers d’argent et grondaient chaque fois que les boyards s’approchaient un peu trop près.

– Regarde leurs pattes, souffla Blanche à sa sœur, sans cesser de marcher.

Mais pour une fois, Cornélia avait vu.

– Je sais.

Ces zonures avaient les doigts abîmés, les griffes coupées. Leurs cornes étaient manquantes également. Ils venaient des élevages d’Actéon… Mais contrairement aux nivées du convoi, personne n’était venu les sauver. Ils étaient simplement passés d’un maître à un autre.

Cornélia serra les poings, espérant qu'ils n'allaient pas tous finir ainsi. Le souvenir d'Orion était encore vif dans son esprit, malgré le temps passé.

Plus de maître, susurra la part de son esprit qui était restée tzitzimitl. Plus jamais.

Non, plus jamais, répondit Cornélia. Ni dieu, ni maître. C'est promis.

Un grand sphinx de pierre blanche se tenait au centre de la salle ; et contrairement à tous les sphinx gardiens qu’ils avaient croisé dans ce palais, celui-ci bougeait. Dressé sur son arrière-train, il criait et gesticulait.

– Première cuisine ! Faites ronfler les feux, préparez les broches ! Deuxième cuisine, préparez les condiments. N’oubliez pas la fleur d’oranger ! Vous, dépêchez-vous d’apporter d’autres entrées. Première file ici ! Deuxième file à ma droite.

Ses pattes de lion gigantesques guidaient les servantes dans de grands gestes impérieux, tel un chef d’orchestre ; mais elles bougeaient par à-coups, lourdes et mécaniques comme les bras d’une statue articulée. Sa voix était presque celle d’une femme, n’eût été son timbre dur et grave qui semblait jaillir d’un larynx de fer. Les servantes s’inclinaient devant lui et se relayaient ses ordres en une organisation parfaite.

– Que fais-tu à hésiter, malheureuse ? tonna-t-il vers une jeune fille qui semblait perdue au milieu de la cohue. File en cuisine, et si tu te trouves désœuvrée, occupe-toi donc de remplir les jarres de vin ou de laver les plats !

La servante s’enfuit en trottinant comme une petite souris. Lorsque Aegeus mena ses boyards près du sphinx, celui-ci posa ses grands yeux de pierre sur lui. Le chef du convoi inclina brièvement la tête.

– Comment vas-tu, Intendante ?

Blanche et Cornélia se ratatinèrent quand la créature pencha son énorme tête vers eux. Son visage de pierre était d'une grande beauté, les traits aristocratiques et les paupières arquées en forme d'amande.

– Invitation ?

Aegeus poursuivit son chemin, ordonnant d’un geste à ses boyards de faire de même.

– Je n’en ai pas. Je n’en ai jamais eu besoin.

– Prends garde, Aegeus, gronda le sphinx derrière eux, de sa voix de fer. Son Altesse Sérénissime n’est pas d’humour joueuse, aujourd’hui.

– Je m’en accommoderai. (Il siffla un ton plus bas.) Elle ne l’est jamais.

Laissant derrière eux la fourmilière et la cheffe d’orchestre, ils progressèrent vers le fond de la salle, où des marches blanches menaient à une grande estrade sculptée dans la pierre. Une estrade sur laquelle on avait installé des tables basses en bois sculpté, des plats d’or débordants de fruits et de viandes en sauce, ainsi que des jarres et des coupes précieuses contenant certainement du vin. Deux files de servantes défilaient sans trêve, apportant d’autres mets. Cornélia sentit le danger à plein nez ; un frisson de tension hérissa son échine, son cœur se mit à battre plus vite.

Confortablement assis sur des sofas et de grands coussins de velours, les immortels étaient là.

Même à cette distance, Cornélia reconnut Argos et sa somptueuse cape de plumes de paon. Lorsqu'il releva la tête pour les fixer, elle inspira entre ses dents. Elle se souvenait encore de son regard sombre et cruel, presque humain, et des cents yeux qui parsemaient son plumage, qui pouvaient s’ouvrir d’un coup. Près de lui se tenait Io. Sa grande silhouette blanche couverte de bijoux ne passait pas inaperçue ; le couple d'immortels scintillait de mille feux.

– Nous y voilà, dit Aegeus entre ses dents. Inclinez-vous et gardez le dos bien bas jusqu'à ce qu'ils vous autorisent à faire l'inverse. Ne les fixez pas dans les yeux. Mais n’agissez pas comme des proies, pas à côté de ces immortels-là. Soyez toujours sûrs de vous. Il ne faut montrer aucune faiblesse.

Ses boyards hochèrent bravement la tête. Puis, le dos courbé, ils foulèrent l’eau cristalline et se dirigèrent droit vers l’estrade. Les servantes les croisaient avec curiosité, portant leurs jarres et leurs plats dorés.

– Regardez, dit une voix grave et onctueuse alors qu’ils approchaient de l’estrade. Voilà le repas qui arrive.

C’était la voix d’Argos, bien sûr. Quand Cornélia glissa un œil rapide vers lui, elle le trouva allongé sur un coude, confortablement installé sur une banquette aux pieds sculptés. Il piochait des grains de raisin dans le plat que lui tendait une servante. Cornélia nota que les mains de la pauvre fille tremblaient légèrement. Il y avait de quoi : derrière Argos se tenait un troupeau d’esclaves – et il était clair que ceux-ci n’appartenaient pas à la maîtresse des lieux. Ils étaient à lui. Troupeau, c’était le mot juste. C’étaient des hommes et des femmes entièrement nus, à l’obésité très prononcée, au cou cerclé d’un collier en acier. Chaque collier était enchaîné aux autres, de sorte qu’ils ne pouvaient que rester agglutinés les uns aux autres comme un groupe d’oies prêtes à cuire à la broche. Ils n’avaient pas l’air effrayés, et c’était peut-être ça le pire. En fait, ils n’avaient pas l’air de penser du tout. Cornélia se força à garder une expression neutre.

– J’ai déjà amené l’entrée, commenta Argos en donnant des petits coups sur leur laisse, qu’il tenait à la main. Mais je vois que nous aurons une vouivre en plat de résistance !

Un sourire sardonique traversa son visage de part en part tandis que son regard cherchait celui d’Aegeus. Celui-ci ne flancha pas ; il fixait le sol, l'expression parfaitement neutre. Près d'Argos, assise en tailleur sur un coussin de velours, Io restait silencieuse, hiératique comme une statue de marbre. Mais elle hocha très légèrement la tête à l’intention de Cornélia et Blanche.

– J’ai bien peur que tu doives te contenter de tes humains, répliqua Aegeus sans rien laisser paraître.

Il s’agenouilla sur la première marche, ordonna d’un geste à ses boyards de faire de même. Puis il se prosterna aussi bas qu’il le pouvait. Tous l’imitèrent sans poser de question, même si la pierre leur esquintait les rotules.

– Votre Altesse, clama Aegeus sans lever les yeux. Je vous prie de m’excuser pour avoir l’outrecuidance de m’inviter chez vous. Je vous présente mes respects et ceux de mes boyards. Si vous me le permettez, je vous conterai ce qui nous a menés ici, en votre palais.

Un rire délicat s’éleva de l’estrade. Cornélia n’avait pas regardé les autres immortels – elle n’avait pas osé. Un froissement de tissu se fit entendre, puis, d’un coup, la musique s’arrêta. Des pas lestes s’approchèrent d’eux. Cornélia discerna deux pieds à la peau sombre, chaussés de sandales égyptiennes. Elle ne leva pas les yeux plus haut.

– Aegeus, dit une voix de femme assez grave. Qui t’a permis d’entrer ici ?

– Midas m’a invité, Altesse, répondit Aegeus sans se démonter. Il voulait que je l’accompagne.

– Ah ! s'esclaffa une autre voix, qui semblait n’être ni féminine ni masculine. Et où se trouve donc ce vieux cafard doré ? Il est en retard !

– Il ne viendra pas, lança Aegeus. Je l’ai tué.

Un silence imposant tomba sur l’estrade.

Bon, songea Cornélia. Ça, c'est dit.

Elle s'attendait presque à ce que le monde explose, mais rien de tel ne se produisit. La première voix – celle de Bastet – jeta :

– Lève-toi.

Aegeys obéit et ordonna d’un signe à ses boyards de faire de même. Ankylosée, Blanche faillit se casser la figure sur les marches ; Mitaine la rattrapa in extremis.

– Regardez-moi. Je vous y autorise.

Ils levèrent tous la tête, très lentement, vers la déesse qui les surplombait.

Le blanc pur de sa robe égyptienne, translucide et moulante, offrait un contraste saisissant avec sa peau sombre. Le tissu venait se draper sur l’une de ses épaules, dévoilant tout de sa poitrine ; celle-ci était parfaitement humaine, comme le reste de son corps, pour ce que pouvait voir Cornélia. Ce qui créait un sacré contraste avec son visage. Car Bastet avait une figure animale, celle d’une chatte noire au pelage brillant. Ses yeux luisaient comme deux perles de jade, maquillés d’un trait doré. Sa coiffe de pharaon formait comme une crinière bleue rayée d’or, qui lui donnait l’air trompeur d’un lion. Un large collier ousekh, tissé de plusieurs rangs de perles bleues, scintillait sur ses épaules. Elle était d'une taille surnaturelle, bien plus grande encore qu'Aegeus, et chaque cellule de son corps semblait diffuser une aura noire autour d'elle. Sa simple présence écrasait les boyards.

Le souffle de Cornélia s'accéléra ; elle se sentit comme une petite souris devant un prédateur aux dents longues et, soudain, elle prit conscience que Bastet était la première entité divine qu'ils croisaient. Ce n'était ni Midas, ni Homère qui avaient été humains un jour. C'était une créature au-delà de la compréhension humaine. Avec une lenteur délibérée, la déesse les toisa des pieds à la tête, les uns après les autres, contemplant les tenues scintillantes de Blanche et Cornélia, la toge opaline d'Aegeus, le somptueux sari indien de Mitaine, la robe fendue de Danaé et les costumes luxueux de Beyaz, Gaspard et Aaron. La satisfaction traversa furtivement son regard.

– Midas n’est plus ? demanda-t-elle à Aegeus.

Son expression était si neutre, sa voix si majestueuse qu’il était impossible de dire si elle était fâchée. Aegeus inclina la tête, avec autant de respect qu’il en avait montré à la Mère des dragons.

– Il a été dévoré par un doppelgänger, Votre Altesse. À l’heure qu’il est, il ne reste plus rien de lui.


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