98 -

7 minutes de lecture

Les autres immortels s’agitèrent à l’arrière-plan.

– L’avare est mort ? dit la voix sifflante qui n’était ni mâle ni femelle.

Cornélia glissa un regard furtif dans sa direction. C’était une créature presque semblable à une femme, mais elle avait la peau couverte d’écailles et sa chevelure répugnante n’était qu’un nœud grouillant de cobras. En guise de jambes, elle possédait une énorme queue de serpent qui s’enroulait, nonchalante, sur l’estrade. Était-ce la fameuse Échidna, la mère des serpents et des chimères ?

Près d’elle se tenait une grande femme aux larges épaules, qui comme Io se tenait assise sur un coussin. Mais au lieu d’une tête de vache… son visage était celui d'une jument aux traits altiers.

Blanche, qui l’avait vue aussi, se tendit à côté de Cornélia. Ce devait être Epona, la déesse cheval. C’était la seule à ne pas s’être parée de bijoux et d’ornements inutiles. Son pelage ras était d’un brun chaud, presque doré, de l’exacte couleur du plastron magnifique qu’elle portait au thorax : la pièce d’armure semblait toute de bois sculptée. Par-dessous ruisselait le drapé d’une robe de lin. Sa crinière, nattée en une coiffure volumineuse, regorgeait de brins de lierre entrelacés. Elle fixait leur groupe en silence.

À côté d’elle était assis Panurge. Il semblait tout petit à côté de ces forces de la nature, mais mangeait avec beaucoup de goinfrerie. Il avait troqué sa tunique miteuse contre une veste de costume d’une couleur lie-de-vin, pour le moins… original. Lorsqu’il s’étouffa avec un grain de raisin, Epona lui tapota le dos d’un geste très humain. Mais son attention restait fixée sur Aegeus. Et dans ses yeux de cheval, plus expressifs que beaucoup de regards humains, on pouvait lire un grand espoir. De l’espoir entremêlé à une couche de méfiance.

– Alors tu as tué Midas, dit lentement Bastet.

Ses émotions étaient toujours impossibles à lire.

– Et tu te présentes ici, devant nous, avec sa mort sur la conscience.

Une étincelle fusa dans ses yeux verts et d’un coup, sa tête pivota vers l’arrière, à quatre-vingt-dix degrés, dans un craquement de vertèbres. La peur traversa les boyards, violente et instantané, avant qu’ils ne la ravalent – ne laissez voir aucune faiblesse, avait dit Aegeus. Un deuxième visage leur faisait désormais face, émergeant de l’arrière de la tête de Bastet. Il avait les yeux pareillement verts et le front ceint des mêmes bijoux que Bastet, mais ce n’était pas elle. C'était une lionne noire. C'était Sekhmet.

La déesse était double.

C’est pour ça que tout le monde l’appelle Bastet-Sekhmet, songea Cornélia, pétrifiée par la terreur.

Et cette face-là, terrible de brutalité, n’avait plus rien de la calme élégance de Bastet.

*** (coupure chapitre) ***

Tu oses te présenter devant nous, tueur d'immortels ? rugit Sekhmet, les yeux sertis de flammes.

Une chaleur insoutenable se dégagea d’elle, celle d’un brasier ou d’un désert mortel. Des gouttes de sueur perlèrent instantanément au front de Cornélia et des autres boyards.

Pourquoi es-tu venu ? Pour nous abattre à notre tour ?

Chaque fois qu’elle ouvrait la gueule, des rafales de vent brûlant s’échappaient d’entre ses crocs, emportant ses mots dans toute la salle, sifflant en rasant les murs et les colonnes. Blanche et Mitaine tenaient leurs cheveux à deux mains comme s’ils allaient s’envoler ; Aegeus maintenait en place le drapé de sa toge, d’un air presque blasé, semblant attendre que la déesse ait terminé sa crise. Il leur fit signe de s’agenouiller ; ils se prosternèrent en vitesse et posèrent le front contre les dalles.

Ou bien pour te vanter d’avoir triomphé du roi d’or ? rugit la déesse.

Sur son front, un petit cobra dardait ses crocs minuscules vers Aegeus.

– Ni l’un ni l’autre, Altesse, dit-il d’une voix assez forte pour couvrir les bourrasques. Je suis venu ramener ses protégés à Epona.

La déesse jument se leva d’un bond. La crainte et le ravissement se lisaient dans ses poings serrés et ses oreilles pointées vers l’avant. Une cavalcade se fit entendre au loin ; au même instant, la grande main de Sekhmet saisit Aegeus à la gorge. Elle le souleva de terre et feula, provoquant une tempête qui fit battre la chevelure d’Aegeus et souleva des vagues à la surface de l’eau.

Non, Sekhmet ! lui cria Epona dans la langue sans mots. Mais la déesse lionne lui tournait le dos. Seul le visage de Bastet lui faisait face, mais il avait les yeux fermés et semblait endormi. Ce n’était plus elle qui dirigeait ce corps.

La cavalcade se rapprochait ; à présent, elle résonnait comme le tonnerre à travers les murs de pierre du palais.

Uchchaihshravas, articula Blanche sans un son, les yeux écarquillés.

Et Svadilfari, ajouta Cornélia, qui se demandait bien comment tout cela allait finir. Elles connaissaient par cœur le son de leurs sabots à présent. Aucune monture légendaire ne courait de la même façon. Le cheval arc-en-ciel, par exemple ne connaissait qu’une seule vitesse : le galop le plus effréné.

Et à cet instant, Uchchaihshravas fit irruption.

Il bondit dans la salle de banquet directement à travers l’ouverture du toit. Il atterrit avec violence, provoquant un tsunami dans toute la salle, ainsi qu’une montée des eaux sur l’estrade. Tous les immortels se levèrent, sauf Argos, qui sirotait son vin sans paraître choqué le moins du monde. Sekhmet se figea, la main toujours serrée sur la gorge d’Aegeus, et l’espace d’un instant, le temps parut suspendu. Un arc-en-ciel chatoyant se déploya dans la salle, réfractant mille couleurs sur les fresques qui couvraient les murs. La beauté de la scène submergea Cornélia. Il était évident qu’Aegeus avait soigneusement mis au point cette entrée, ce timing. Et à voir l’expression d’Epona, il avait atteint son but. Une larme silencieuse roula sur la joue duveteuse de la déesse jument. Depuis combien de siècles attendait-elle de le voir libéré de Midas ?

Quant à Sekhmet, elle inspira entre ses crocs, son regard furieux promettant mille morts à Aegeus, mais elle relâcha doucement sa prise. Aegeus reposa les pieds au sol et se paya même le luxe d’épousseter sa toge – à l’instant où Svadilfari arrivait à son tour.

Le colossal étalon de pierre eut le même effet qu’une météorite. Quand il se réceptionna dans la salle, une déflagration claqua dans tout le palais. Les murs tremblèrent, les pavés sous l’eau se fracturèrent violemment ; des colonnes s’écroulèrent dans un grondement d’apocalypse. Le palais parvint tout de même à rester debout, et la salle de banquet également. Ils avaient été conçus pour contenir des forces de la nature, Svadilfari ne devait pas être le premier à les ébranler.

Par Sobek ! rugit la déesse lionne.

Sa tête pivota de nouveau, son cou craqua encore. Bastet reprit le contrôle de leur corps. Elle acheva sa phrase d’une voix très calme :

– Je ne vais pas pouvoir t’égorger à présent. Pourquoi a-t-il fallu que tu ramènes Uchchaihshravas et Svadilfari ?

Aegeus répliqua d’une voix tout aussi sereine :

– Vous oubliez Alsvinnr et Árvakr, Votre Altesse. Vous avez tous dû remarquer que les soleils de ce monde se sont remis en mouvement.

Bastet plissa le nez sans répondre.

– Ah ! s’exclama la voix de Panurge. Oui, en effet. Je me disais bien que ça n’avait pas été le cas ces derniers siècles. C’est une petite nouveauté qui fait plaisir.

La déesse jument, elle, fixait Aegeus sans rien dire. D’un geste, elle essuya sa joue humide, puis exprima :

Merci. Merci d’avoir mis fin à leur captivité abjecte.

Svadilfari tendit sa grosse tête vers l’estrade, vers elle. Ses énormes naseaux soufflèrent sur elle avec affection, ébouriffant sa longue chevelure tressée de feuilles de lierre. Elle leva ses yeux sombres vers lui.

Te voilà, expirèrent-ils ensemble dans la langue sans mot.

Le regard du cheval bâtisseur était si tendre, et celui d’Epona si éperdu, que Cornélia se demanda fugacement s’il n’y avait pas quelque chose entre eux.

Qui pouvait le dire ? C’était la Strate. Tout pouvait arriver, la folie et la mort, la magie la plus surprenante, et parfois… parfois même, l’amour.

À cet instant précis, Cornélia eut une vision fractionnée de son ancien monde, comme un éclat de shrapnel planté dans sa mémoire ; elle se vit assise à sa table d’étudiante, dans un amphi morne et inintéressant ; elle se vit à la caisse d’une supérette vide, cherchant sa carte bancaire au fond de sa poche, et encore d’autres visions très rapides qui se succédaient sans trêve. Et toutes ces visions lui semblèrent effacées, presque incompréhensibles. Ce cheval de pierre et cette déesse à tête de jument lui semblaient plus réels que l’amphithéâtre de la fac, que les caissières fatiguées du mardi soir. Plus réels, même, que ses propres parents…

Avait-elle vraiment fait ses courses dans des supermarchés ? Préparé des spaghettis dans une cuisine toute équipée ? Existait-il des gens, quelque part, qui le faisaient encore ?

Elle n’était plus cette personne-là. C’était comme si tout l’avait menée à la Strate, à ces dieux, ces archanges, ces monstres et ces histoires insensées. Elle était une boyarde, elle s’habillait de fils tissés par Arachné, discutait avec un matagot, accompagnait une vouivre dans des traquenards dangereux qui ne lui faisaient plus vraiment peur.

Elle imaginait des romances entre des dieux immortels, qui n’avaient plus foulé le monde réel depuis la nuit des temps.

– Sleipnir est libre aussi, lança la voix d’Aegeus – coupant net ses réflexions étranges.

– Merveilleux, coupa Argos qui semblait s’ennuyer. Quelles touchantes retrouvailles. Mais nos ventres crient famine et, ma foi, nous sommes ici pour les remplir à foison. Que diriez-vous de poursuivre cette conversation en dévorant nos entrées ?

Il claqua des doigts vers deux servantes au crâne rasé, qui s’approchèrent de lui avec réticence. Il leur tendit la laisse de son troupeau.

– Tenez, mes belles, apportez donc ceci en cuisine.

Elles obéirent promptement. Elles n’eurent même pas besoin de tirer vraiment sur la laisse : le groupe d’hommes et de femmes obèses les suivit tranquillement. Il n’y eut pas la moindre once de curiosité ou rébellion sur leur visages. Cornélia et Blanche les regardèrent disparaître dans un couloir, le ventre tordu par un sentiment rance qui mêlait la peur à l’horreur.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0