100 - Le bal

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– Que l'on fasse entrer les danseurs ! ordonna Bastet de sa voix grave en frappant dans ses mains. Ils nous divertiront un peu. Ne sommes-nous pas censés assister à un bal ?

Les servantes obéirent. Deux double-portes s’ouvrirent dans un grincement de charnières et un bataillon de créatures entra dans la salle. Ces nivées-là n’étaient certainement pas des esclaves, pas comme les pauvres zonures qui bavaient en tirant sur leurs colliers enchaînés aux murs. Les nouvelles venues étaient d’étranges lionnes au long cou de serpent, accompagnées d’autres fauves à têtes de faucons. Leurs regards aigus survolèrent l’estrade, transpercèrent les boyards. Toutes ces nivées portaient de larges colliers d’or et de lapis-lazuli, ainsi que des armures massives, dont l’éclat attira l’œil de Cornélia. On aurait dit des vitraux. Translucides et irisées, elles étaient formées de fragments de verre imbriqués les uns dans les autres. À côté d’elle, Blanche se redressa comme un ressort. Elle se tourna vers Iroël, en silence. Le garçon avait les yeux plongés dans une coupe de vin, qu’il faisait tourner sans jamais y tremper les lèvres. Le coup de coude de Blanche faillit le noyer dedans.

– Elles sont de toi, chuchota-t-elle très bas. C’est pas vrai ?

Tous les autres membres du groupe relevèrent les yeux vers les lionnes hybrides.

– Les armures vitrail, murmura Beyaz.

Le regard d’Iroël s’assombrit. Il observa un instant les reflets de lumières qui dansaient sur les armures, projetant des nuances arc-en-ciel sur le pelage des lionnes. Des cornes et des épines de verre avaient poussé sur leurs fronts, sur leurs échines, les changeant en étranges créatures mi-chair mi-verre. L'artisan replongea dans son vin, l’expression coupable.

– C’est l’armée de Bastet. Je lui ai fait des armures il y a longtemps. Très longtemps.

– Elles sont neuves comme au premier jour, commenta Beyaz avec un accent admiratif dans la voix.

– Vu tout ce qu’a fait Bastet avec, c’est plutôt étonnant, répliqua Aegeus avant de se remettre à tousser.

Puis des êtres humains apparurent derrière le bataillon de créatures. Et Cornélia, dans un sursaut horrifié, comprit ce qu’était un bal dans l’esprit tordu de Bastet et de ses semblables.

Les immortels n’allaient pas danser. Pas plus que Blanche, Cornélia et tous les autres, malgré leurs belles tenues.

Non, ceux qui allaient danser, c’étaient eux.

Bastet avait fait capturer des humains à l’extérieur, certainement sur son territoire. Ceux-là n’étaient pas des esclaves : on le voyait à leurs vêtements contemporains – jeans, treillis militaires, parkas déchirées, t-shirts usés – et à leurs visages terrifiés. C’étaient des familles, avec des enfants et des vieillards parmi eux. Visiblement, ils savaient qu’ils venaient de pénétrer dans la gueule de la lionne et qu’ils n’en ressortiraient pas vivants. Autour d’eux se déploya un rang de soldats humains, vêtus à l’égyptienne avec des pagnes blancs. Ce devaient être les boyards de Bastet. Ceux-là formèrent un cercle autour d’eux et braquèrent leurs lances dans leur direction. Les lionnes en armure opèrent pour la même formation, de sorte que les pauvres hères se trouvèrent enfermés à l’intérieur d’une double haie de nivées et d’armes.

– Maintenant, dansez, dansez ! ordonna Bastet qui se faisait servir du vin.

Les flûtes et les luths se mirent à jouer plus fort. Les soldats pointèrent leurs lances vers les ventres et les cuisses des prisonniers. Aiguillonnés par la douleur, ceux-ci commencèrent à gesticuler, à sauter sur place et à tenter de s'enfuir. Echidna se mit à battre des mains pour marquer la mesure, accompagnée par le grand rire d’Argos.

– Dansez ! scandaient les soldats chaque fois qu’ils se servaient de leurs lances. Dansez, dansez ! Ou vous finirez rôtis à la broche !

C’est là qu’ils finiront de toute façon, songea Cornélia en maîtrisant sa nausée.

Epona, elle, détourna les yeux. Il y avait au moins une déesse moins sanguinaire que les autres dans ce palais…

– Les pauvres, fit Panurge qui continuait de manger de bon cœur. Ils n’ont pas eu de chance. Ma foi ! C’est la vie. C’est la loi du plus fort. Les humains aiment cette loi-là, non ? Alors ils doivent être satisfaits, au fond d’eux.

Il n’avait pas spécialement tort, mais Cornélia ressentit tout de même la forte envie d’attraper le grand plat en sauce dans lequel il plongeait les doigts et de le lui fracasser sur le crâne.

– Il y a des enfants dans le tas, dit Gaspard d’une voix sourde. C’est rude. Même pour moi. Et pourtant, j’en ai vu des belles dans la Strate.

Panurge saisit délicatement une feuille de salade dans l’un des plats et le tendit au petit agneau qui était assis à côté de lui. L’animal était tout jeune, sa toison duveteuse comme celle d’un nuage. Cornélia ne l’avait même pas vu jusqu’à présent. Il remercia Panurge d’un bêlement minuscule.

– Le saviez-vous ? dit enfin Panurge en se léchant les doigts. Les humains ont pour habitude de dévorer des agneaux. Ils les électrocutent à la chaîne puis leur tranchent la gorge. Des agneaux âgés de trois mois !

Il tourna vers Cornélia son œil de mouton, jaune et fixe, à la pupille horizontale.

– Et vous pensez que je vais pleurer sur le sort de ces enfants ? (Il sourit, un peu tristement.) Ils seront abattus, puis rôtis et servis dans ces grands plats d’or que vous voyez là. Peut-être même avec une pomme dans la bouche. C’est ce qu’on appelle un juste retour des choses, dans votre langue. Non ?

Cornélia ne répliqua rien. Gaspard non plus. Il n’y avait simplement rien à dire. Bastet les contemplait, son menton appuyé sur sa paume, une expression presque rêveuse sur son visage de chatte.

– Peut-être devrions-nous faire danser aussi nos invités, suggéra-t-elle. Qu’en penses-tu, Aegeus ?

Celui-ci ouvrit la bouche pour répondre, mais sa toux le reprit à cet instant. Il tenta de la maîtriser, sans succès.

– Après tout, tu t’es entouré d’humains. Tu devais bien savoir à quel sort tu les destinais en les amenant ici.

Le chef du convoi n’arrivait toujours pas à parler. Il reprit son souffle une seconde, engloutit une gorgée de vin, puis suffoqua à nouveau. La douleur contractait tout son visage. Dans un éclair de mauvaise augure, Cornélia se souvint de ce qu’il avait dit.

« N’agissez pas comme des proies. Pas à côté de ces immortels-là. Il ne faut montrer aucune faiblesse. »

Il toussait depuis le début du repas. Et cela n’avait certainement pas échappé à Bastet. Ni aux autres. Argos observait attentivement la scène, avec un rictus sur son large visage à la peau bleue.

– Alors ? Tu ne t’y opposes pas ? insista la déesse chatte.

Elle attendait une réponse. Un sourire grandissait sur son visage, et un éclat d’intérêt s’était niché dans ses yeux de jade. C’était le même éclat inhumain qui s’allumait dans les yeux d’Oupyre lorsque quelqu’un, autour d’elle, aiguisait son appétit. Le même que lorsqu’elle avait failli dévorer Greg dans le monde réel. Cornélia n’avait jamais oublié ce regard-là. Comme Aegeus ne pouvait pas répondre, réduit au silence par sa toux déchirante, tous les boyards se tournèrent vers Aaron. Le garçon ne bougeait pas, pétrifié. Ses yeux s’agitaient dans le vide. Il cherchait une solution, c’était évident. Mais il ne la trouvait pas. Chaque quinte de toux d’Aegeus le faisait pâlir. C’était un bon lieutenant ; un trop bon lieutenant, peut-être, pour prendre la place de son chef.


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