101 -
– Si encore ils pouvaient nous être utiles, badina Bastet. Je reconsidérerais peut-être ma décision. Mais à quoi pourraient bien nous servir des humains ? Nous en avons des centaines à notre disposition dans ce palais, plus beaux et mieux formés que les tiens.
Dans le silence pesant, on entendait seulement la toux sifflante d’Aegeus et les bruits de mastication de Greg. Le chapalu se goinfrait sans discontinuer. La colère se déversa dans les veines de Cornélia. Que lui donnait-on à manger ? Des enfants ? Bastet était en train de le rendre encore plus monstrueux qu’il ne l’était déjà.
La déesse leva une main et, pour la première fois, s’adressa directement aux boyards.
– Mes félicitations pour avoir défait Midas. Son territoire deviendra le mien et c’est la seule chose qui vous a permis d’entrer dans cette salle sans être démembrés aussitôt. Mais comme tous les mortels, votre utilité a ses limites. (Elle haussa la voix.) Faites-les danser avec les autres.
Aegeus toussait toujours, le visage congestionné, les lèvres tachées de sang. Ses écailles tentaient de pousser sur ses joues avec désespoir. Dans un éclair fugace, Cornélia aperçut le matagot, qui s’était assis à sa droite et le fixait en se pourléchant les babines. Aegeus était donc si proche de la mort ? La colère de Cornélia se changea en fureur. Il leur avait ordonné de ne pas dévoiler de faiblesses, et voilà tout ce qu’il était capable de montrer à ce moment ? Une créature malade, trop faible pour s’opposer aux immortels qui les menaçaient ? Où était passé le chef sûr de lui, sans pitié, qui les avait tour à tour protégés et envoyés à la mort ?
Aaron, lui, ne bougeait toujours pas.
Ç’en était trop.
Quand Cornélia se leva d’un bond, les poings serrés, tout le monde s’immobilisa. Même Greg cessa de manger. On entendit un dernier bruit de déglutition. Puis le silence.
– Vous voulez qu’on soit utiles ? jeta Cornélia. C’est ça que vous voulez ? On doit vous payer un droit de passage, comme à tout le monde dans cet univers pourri jusqu’à la moelle ?
Blanche et les boyards la dévisagèrent comme si une antenne d’escargot venait de lui pousser sur le front. Elle savait qu’elle ne devait pas fixer Bastet dans les yeux, et pourtant elle le fit. Il était trop tard pour revenir en arrière. Ils allaient tous finir dans un plat en sauce, de toute manière. Ils allaient finir dévorés par ces créatures sans morale, dans ce monde sinistre qu’elle avait presque appris à aimer…
Elle n’avait plus rien à perdre.
– Vous avez un problème dans votre palais, non ? aboya-t-elle, survoltée par la rage. Vous avez une créature qui vous a démoli un pavillon entier. Pas vrai ? Je l’ai vue. Dans l’aile sud.
Elle n’avait pas vu grand-chose en réalité. Ce n’était peut-être même pas un problème pour Bastet. Mais c’était la seule chose qu’elle pouvait utiliser. Et puisque cet incapable d’Aegeus ne pouvait que les laisser mourir, il fallait bien qu’elle prenne les choses en main !
– En effet, répliqua Bastet de sa voix calme et grave. Ce monstre parasite mon palais depuis longtemps. Il ne vient ni d’Egypte, ni de Chine, il dévore mes servants et il semble n’avoir aucun point faible. Ni mes hiéracosphynx, ni mes serpolionnes n’ont réussi à l’en déloger. Et toi, tu crois pouvoir le vaincre, petite fille ?
Dans ses yeux, l’éclat avait changé. Ce n’était plus le même type d’intérêt – ce n’était plus l’éclat du prédateur excité par une proie.
– À vous de me le dire, gronda Cornélia. Nous avons détruit la meute d’Actéon et libéré les dragons de ses élevages. Nous avons tué l’archange Orion et libéré ses monstres de combat. Nous avons vaincu Midas et libéré ses chevaux ! Vous pensez qu’on ne peut pas vous être utiles ? Vous verrez ! Laissez-moi jusqu’à la fin de ce banquet. Je vous rendrai votre palais, je ferai fuir ce monstre.
Elle s’entendait à peine parler, les oreilles bourdonnantes à cause de son pouls furieux. Elle n’avait même plus peur. Seule restait la colère. Bastet pensait que les humains n’étaient bons à rien ? Elle allait voir ! Aegeus lui jeta un regard qui pouvait vouloir tout et rien dire, la main crispée sur sa bouche pour s’empêcher de tousser. Au point où il en était, il aurait pu cracher un poumon entier par terre sans que ça n’étonne personne. Et il était terrible de se retrouver à sa place – de se dresser face à des êtres qui pouvaient leur ôter la vie en un claquement de doigts.
Bastet sourit.
– C’est une proposition très téméraire. Es-tu sûre de ne pas préférer rôtir à la broche dans mes cuisines, plutôt qu’être dévorée par ce monstre ?
– Certaine.
Cornélia désigna Iroël, qui la fixait en silence comme tous les autres. Puis Blanche qui avait la bouche grande ouverte à cause de la stupéfaction.
– Je prends ces deux-là avec moi pour m’aider dans ma tâche. Gardez mes autres compagnons en otage, si ça vous chante ! De toute façon, vous les libérerez à notre retour, quand nous aurons réussi.
C’était comme avec Baba Yaga et les démons russes. Il fallait se montrer forte, ne pas laisser voir d’hésitation. Il fallait démontrer son courage. N’était-ce pas ce qui amusait tous les dieux et les esprits ? À défaut de faire un bon repas, Cornélia pouvait au moins être un bon divertissement à leurs yeux.
Bastet souriait franchement à présent ; et ce sourire acéré sur ce visage de chat noir n’était pas sans rappeler le matagot et ses expressions sardoniques.
– Va donc, petite fille. Je te laisse jusqu’à la fin du banquet.
Blanche se leva en tremblant, les jambes si faibles qu’elle dût s’appuyer sur Mitaine pour réussir à avancer. Iroël rejoignit Cornélia à son tour.
– Si vous revenez bredouilles, leur lança Bastet, je ferai servir vos amis en dessert. J’espère que vous accepterez d’y goûter ; il n’y a rien de meilleur que du gigot d’humain caramélisé.
– C’est ça !
Cornélia tourna les talons, traînant derrière elle ses deux acolytes. Elle sortit de la salle sans un regard en arrière.
Annotations
Versions