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***

– T’as complètement pété un câble !

Blanche gesticulait et vociférait. Elle n’arrivait pas à croire la scène à laquelle elle venait d’assister. Cornélia, elle, ne disait rien. Il lui semblait que tout son corps était mû par la fureur ; un seul objectif lui emplissait la tête. Il fallait trouver le pavillon détruit qu’elle avait vu de loin, avec la bête monstrueuse cachée à l’intérieur. Elle guidait ses deux acolytes dans les couloirs, au jugé. Les servantes les dévisageaient à leur passage ; Iroël la fixait du coin de l’œil, sans rien dire.

– T’as tenu tête à Bastet comme ça ! ajouta Blanche. Sans demander son avis à Aegeus !

L’aînée sortit enfin de son mutisme.

– Aegeus ? Me parle même pas d’Aegeus. T’as vu dans quel état il est ? Il a rien pu faire. Il est pas de taille à tenir tête à Bastet. Pas en ce moment, en tout cas !

Blanche marqua un silence. L’état de santé de la vouivre devenait difficile à ignorer. Aegeus allait mourir avant la fin du voyage si Iroël ne lui rendait pas son orbe, et cette idée provoquait des émotions très contradictoires chez les deux sœurs. Aegeus ne soulevait aucune affection en elles ; du moins, affection n’était pas le mot juste. Mais il était leur chef. Il était le guide du convoi. À leurs yeux, il avait toujours été un pilier de la Strate, inébranlable même dans les pires moments d’adversité. Il avait toujours été . Et il était terrifiant d’imaginer qu’un jour, peut-être, elles devraient arpenter la Strate sans lui.

Blanche s’arrêta de marcher. Les deux autres s’arrêtèrent aussi avec un temps de retard. Pendant plusieurs secondes, la blondinette fixa le sol et ses lourdes dalles de grès. Puis elle articula lentement :

– Rends-lui son orbe, Iroël.

Le jeune homme ne répondit pas. Cornélia répliqua à sa place :

– S’il lui rend son orbe, il est mort. Tu te souviens ? Aegeus le garde en vie par obligation.

Et dès qu’on aura passé le secteur d’Epona, il compte le torturer pour lui extorquer l’orbe.

Sauf que d’ici-là, la vouivre ne serait certainement plus en état de torturer personne. Iroël avait brillamment calculé son coup. Cornélia ajouta :

– Et c’est uniquement grâce à ça qu’Aegeus a accepté Pouet et Oupyre dans le convoi. Comme toutes les autres créatures qu’Iroël a sauvées. Je te rappelle que nous, on n’a rien payé du tout.

Mais Blanche refusait d’écouter. Son regard brun piqueté de vert fusa vers celui d’Iroël. Ils engagèrent un duel silencieux.

– Rends-lui son orbe, ordonna-t-elle entre ses dents serrées. Regarde comme il souffre. Ça va mal finir. Il n’était même pas capable de nous défendre tout à l’heure. Ça va trop loin !

Les yeux sombres du jeune homme ne flanchèrent pas.

– Non. Je ne peux pas.

– Bien sûr que si, tu peux ! éclata l’adolescente. Tu ne veux pas, c’est différent. Le convoi dépend de lui, Iroël ! Si Aegeus meurt, on est tous morts !

Une heure auparavant, Cornélia n’aurait pas été d’accord avec cette affirmation. Elle avait cru que le convoi pouvait être dirigé par Aaron, qu’il ferait un bon chef. Mais le banquet venait de faire éclater ses illusions en mille morceaux. Aaron était l’âme damnée d’Aegeus ; il était un chien d’une loyauté à toute épreuve, mais il n’était pas un maître.

Peut-être qu’il avait juste été pris de court. Peut-être que dans d’autres circonstances, il aurait été capable de les sauver tous. Mais voilà : il ne l’avait pas fait. Tous les boyards l’avaient vu dans l’incapacité de les sauver. Et ce genre de choses ne s’oubliait pas. Dorénavant, ils auraient plus de mal à lui confier leurs vies. Dire que Cornélia avait été obligée de prendre les choses en main ! Pourquoi aucun d’entre eux n’avait-il bougé ou dit quelque chose ? Jusqu’au dernier moment, elle s’attendait à ce que Beyaz ou Mitaine se dressent contre Bastet. À ce qu’ils ressentent la même fureur qui avait infusé dans ses veines à elle ; le même sentiment de trahison envers Aegeus et Aaron. Mais non.

Était-ce cela, d’être des soldats ? Ne rien pouvoir faire sans ordres ? Si c’était le cas, Cornélia ne voulait pas être un soldat.

Et voilà : elle était de nouveau enragée contre eux tous.

Iroël prit enfin la parole :

– Non. Si Aegeus meurt, le convoi n’est pas mort.

Il se tourna vers elles. Un léger sourire se dessina sur son visage, presque indiscernable. Peut-être mélancolique.

– Vous êtes là. Vous deux.

Elles en restèrent muettes, sans rien trouver à répondre. Iroël les contempla un moment ; il était si étincelant dans son costume blanc que Blanche détourna les yeux et qu’une ancienne rougeur lui monta aux joues.

– Vous êtes fortes. Plus qu’eux. Parce que vous êtes pas des soldats. Vous faites de votre mieux pour vous et pour les autres, vous désobéissez quand il y a besoin. Vous avez des nivées à protéger.

Il conclut :

– Vous avez pas les limites qu’ils ont tous.

Le regard de Cornélia s’arrima au sien. Étrangement, il lui semblait qu’il n’avait pas parlé d’elles, mais de lui-même. Ses mots retranscrivaient parfaitement ce qu’elle avait toujours pensé de lui, Iroël.

On est devenues comme toi.

Le léger sourire revint sur les traits du jeune homme. Et pour la première fois, il lui parla lui aussi en langue sans mots.

C’est vrai. Mais c’était déjà le cas avant la Strate. Vous ne le saviez pas, c’est tout. Vous aviez trop peur.

Elle réalisa alors à quel point il avait raison. Elles avaient toujours eu trop peur des gens, de l’inconnu, de la Mégastructure – trop peur de tout. Ce n’était plus le cas à présent. À force de s’être confrontées au monde et à ses dangers, toutes leurs peurs s’étaient érodées comme une coquille qui avait fini par se briser. Et leur véritable caractère, caché à l’intérieur, était apparu au grand jour.

Comme elles restaient silencieuses, marquées par cette prise de conscience, Iroël finit par dire :

– Bon. On s’occupe de cette nivée ?

***

Cornélia n’avait pas prévu de plan. À ses yeux, toute la réussite de l’opération reposait sur le raijū de Blanche, si rapide qu’il pouvait vaincre à peu près n’importe qui. Mais ils se trouvèrent confrontés à un problème de taille : ici, le raijū ne pouvait pas intervenir.

Car cette créature s’était si étroitement imbriquée dans les murs du palais qu’on ne pouvait pas accéder à elle – on ne voyait que quelques piquants noirs percer du toit, ainsi que des parcelles de peau visqueuse qui dépassaient des fissures du bâti.

– C’est quoi, ce truc ? grommela Cornélia. Vous pensez qu’elle a grandi là-dedans ?

C’était en tout cas son hypothèse. La bête semblait respirer doucement ; elle était gigantesque, comprimée par son habitat trop étroit. Ils l’observaient depuis quelques minutes. Le pavillon de pierre blanche ne tenait plus que par miracle autour d’elle. Les tuiles bleues et or frémissaient à chaque inspiration. Cornélia s’approcha ; lorsqu’elle posa son doigt sur la surface, la pierre s’émietta. Une forte odeur aux relents humides s’évadait des fissures – du corps de la créature qui respirait dessous.

– Pouah, ça sent la vase !

Sous le calcaire, la bête frémit. La jeune femme recula aussitôt.

– On dirait qu’elle dort, remarqua Blanche. Bastet a dit que ses serpolionnes et ses hiéra-truc n’ont pas réussi à la vaincre. Pourtant, elle sont des dizaines, elles ont l’air très fortes et elles portent des armures lourdes… Alors que ce truc a l’air tout mou.

C’était une analyse un peu simpliste, mais Cornélia partageait son interrogation. Les pavillons d'à côté étaient carrément en ruine ; des éclats de tuiles chinoises scintillaient, éparpillés dans l’eau. Bastet avait peut-être réussi à déranger assez la créature pour la faire bouger, mais elle s’était juste réfugiée de pavillon en pavillon, sans quitter le palais. Sekhmet avait dû piquer une sacrée colère.

– Bastet-Sekhmet a essayé par la force, finit par dire Iroël. La force est souvent une mauvaise solution.

Blanche souffla par le nez, agacée par sa phrase de vieux sage.

– Et toi, tu suggères quoi, alors ?

– Il faut comprendre.

– Comprendre ?

– Il y a toujours une raison. Aucune nivée n'est méchante pour être méchante.

En un éclair, Cornélia se souvint du doppelgänger qui dévorait tous ceux qui l’entouraient car il aimait un peu trop leur compagnie ; puis des insupportables alicantos, dont le seul tort était de chercher des objets brillants pour agrémenter leur parure de métal…

– Ils sont comme nous, poursuivit Iroël. Certaines choses leur font peur, d’autres les attirent.

Il leva les yeux vers les longues pointes acérées qui dépassaient du toit.

– Je sais pas qui est cette vée. Il faut que je la voie en entier. Mais peut-être qu’elle souffre. (Il désigna la gigantesque place de Tian'anmen qui les entourait.) Ou peut-être qu’elle cherchait un endroit où se mettre à l’abri. Peut-être qu’elle craint le soleil ?

Cela faisait beaucoup de peut-être, mais dans l’absolu, Cornélia préférait comprendre plutôt que de massacrer une nivée sans réfléchir. Elle échangea un regard avec Blanche.

On pense à la même chose ?

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