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– C’était vraiment dégueu, mais j’ai tout enlevé. Il va pouvoir cicatriser, maintenant ?
Iroël hocha la tête.
– Peut-être.
– Quoi ? s’exclama-t-elle. J’ai pas fait tout ça pour un peut-être !
– Je sais pas. Il est peut-être trop blessé… On sait pas depuis combien de temps il est dans cet état.
Un éclat de souvenir se planta dans le cœur de Cornélia.
« Il était très blessé. C’est comme ça. Parfois, même quand on se bat pour eux, ils meurent. »
La sensation du basilic dans ses bras, son corps inerte comme celui d’une marionnette. Et les mots d’Iroël…
Elle n’allait pas pleurer de nouveau. C’était hors de question. Même si le souvenir lui était revenu par surprise et lui avait attrapé le cœur d’un seul coup. Même si Iroël avait dit juste après ces mots terribles en regardant Greg : « Il meurent avant nous. Toujours. C’est comme ça. »
– Ah non, hein, jeta-t-elle. Il a l’air costaud, cet escargot, alors il a intérêt à survivre !
Cornélia ne laisserait plus aucune créature mourir dans leurs bras. Ni cet escargot visqueux, ni cet imbécile de Greg qui se goinfrait aux frais de Bastet. Elles allaient l’arracher à la déesse et à ce maudit palais, et ils retrouveraient ensuite Pouet et Oupyre – ils reformeraient leur petite famille incongrue et bancale, malgré tout ce qui tentait de les tuer.
– On peut peut-être l’aider à la réparer plus vite ? fit Blanche. Quand j’étais en CP, on avait des escargots dans la classe, et on leur donnait des œufs pilés pour qu’ils aient assez de calcium. Ça marcherait avec lui ?
– Super idée, Blanche, si t'as des œufs de tyrannosaure sous la main !
Alors qu’elles se chamaillaient, un petit crissement se fit entendre : celui des tuiles et de la pierre émiettée qui fermaient la coquille du carcolh. Une antenne émergea de l’opercule, presque timidement. La créature avait cessé de crier, mais une respiration lourde et douloureuse la faisait encore trembler. Iroël s’approcha doucement, pas à pas.
Qui ? exprima la bête. Qui est là ?
– Euh, Iroël ? maugréa Cornélia. T’as sûr ce que tu fais, là ?
Elle parlait à voix basse, de peur d’énerver le carcolh.
– Il n'entend pas, dit Iroël sans se retourner. Il est sourd et quasi aveugle.
La petite antenne s’étira timidement vers lui. Cornélia s’attendait à voir un œil au bout, mais non. Quand Iroël lui tendit sa main à plat, elle s’en approcha avec circonspection. Les deux sœurs se tendirent. L'antenne toucha la paume d'Iroël, puis se rétracta comme si elle craignait d’être frappée. Un mugissement de colère, si grave qu'il confinait aux infrasons, fit vibrer le sol sous leurs pieds.
Humain. Mauvaise odeur. Humain…
Deux tentacules jaillirent de la coquille, si vifs que Cornélia faillit ne pas les voir ; lorsqu'ils giflèrent le torse d'Iroël avec un bruit de fouet qui claque et s'enroulèrent autour de lui, elle hurla de frayeur.
– Iroël !
Il n'avait même pas sursauté ; seules ses mâchoires s'étaient serrées, rendant son visage plus anguleux.
Humain ! hurla le carcolh.
Iroël ne recula pas. Un instant déstabilisé par son manque de réaction, le carcolh le serra si fort que son beau costume se chiffonna comme un bout de papier ; à travers les déchirures du tissu, Cornélia distingua des plaies qui se formaient. Sous la pression, la veste blanche s'imbiba de lignes rouges. La douleur fit pâlir le garçon. Lorsque Blanche tournoya autour de lui, dans une nuée d'étincelles, il articula :
– Non, Blanche ! Reste en dehors de ça !
Cornélia fixait la scène, les yeux agrandis par la terreur. Le carcolh n'avait encore fait usage que d'une part minime de sa force. S'il le décidait, il pouvait presser sa victime comme un citron. Un instant, elle imagina tous les boyaux d'Iroël lui sortir par la bouche, poussés par la pression infernale. Ses jambes flageolèrent sous l'horreur de cette vision. C'était peut-être la pire façon de mourir.
S'il vous plaît... S'il vous plaît... Je ne veux pas voir ça...
La bête secoua Iroël de droite à gauche. Était-elle furieuse ou agacée ? On ne voyait rien d'elle, à part ces ignobles tentacules noirâtres.
Mauvaise odeur ! continuait-elle de mugir.
Iroël ne répondit rien. Si la bête était sourde et aveugle, ils ne pouvaient pas se faire comprendre d’elle. Cornélia sentit une onde glacée la traverser de part en part quand elle s'en rendit compte. Quels sens restaient à la créature ?
L'odorat. Le toucher...
Elle savait que toutes les nivées voyaient le monde d'une façon différente ; les coulobres avaient accès à une palette de couleurs émotionnelles que les humains n’imaginaient même pas. Elles pouvaient voir l'aura d'Iroël, pleine de sincérité et d’empathie. Est-ce que le carcolh avait un odorat puissant à ce point ? Est-ce qu'il pouvait percevoir une odeur de bonté chez Iroël, ou sentir les émotions qui le traversaient ?
Dans un bruit d'éclaboussures, Blanche reprit forme humaine. Elle s’approcha d’Iroël, très doucement – le garçon semblait à deux doigts de s'asphyxier, la cage thoracique compressée par la force titanesque de la bête. Puis elle tendit ses deux mains vers la créature. L’une était vide ; elle la posa délicatement sur l'un des tentacules. L’autre contenait un sac plastique déchiré, qu’elle avait retiré de ses plaies.
– Regarde, chuchota-t-elle.
Un troisième tentacule jaillit de la coquille ; Cornélia bondit de terreur, imaginant déjà sa petite sœur lacérée. Il cingla l'air à droite de Blanche, puis à gauche, déchirant le vide dans un bruit de détonation. Lorqu'il claqua près de sa main, elle poussa un petit cri de douleur, mais resta bravement immobile. Le carcolh attendait-il une réaction ? Une fuite ? Il parut hésiter sur la marche à suivre. Cornélia reprit espoir. Il n'était pas peut-être pas agressif. En fait, c'était peut-être lui qui avait peur d'eux ! S'il ne pouvait ni les voir ni les entendre, il ne pouvait pas connaître leur taille ou leur emplacement exact. Peut-être était-il simplement terrorisé. Avec méfiance, le tentacule vint tâter les cheveux de Blanche, puis s'enroula autour de sa taille avant de toucher ses bras. Blanche ne portait pas d'habits, ni rien de superficiel. Elle était simplement vêtue de sa sincérité et de son courage.
Il veut la voir... enfin, à sa façon...
Le carcolh relâcha un peu son étreinte autour d'Iroël, qui prit une grande bouffée d'oxygène. Puis la petite antenne sensitive réapparut. Elle s'approcha de Blanche, inspecta son odeur. En sentant le sac plastique couvert de fluides, elle se rétracta brusquement.
Mal ! Mal ! Arrière !
Blanche et Iroël hoquetèrent à l'unisson quand les tentacules lovés autour d'eux se muèrent en pièges meurtriers. Cornélia fit un pas en avant, sans savoir quoi faire ; le regard d'Iroël lui ordonna de reculer. Elle obéit à contrecœur. En se rongeant les sangs, elle observa la petite antenne revenir à la charge. Ce sac plastique ensanglanté l'intriguait.
Allez, songea Cornélia. Tu peux additionner deux et deux. Tu peux comprendre. Tu es assez malin pour ça, quand même !
Ce fut Blanche qui trouva quoi faire. De sa main libre, elle attrapa le tentacule qui l'étranglait. Pas pour se débattre, ni pour s'en débarrasser. C'était un geste d'une grande douceur. Elle le toucha délicatement, sans se soucier du mucus, comme elle aurait tenu la main d'un ami pour le réconforter.
Alors le carcolh cessa de mugir.
Cornélia vit les tentacules s'immobiliser. L'antenne palpa la main de Blanche, fit le contour du sac comme pour bien s'assurer que c'était juste un objet inanimé, qu'il n'allait pas la mordre. Blanche sourit. En réponse à ce sourire, le carcolh libéra son cou, puis tout son buste, laissant des marques rouges derrière lui. Une petite vibration remonta du sol, pleine d'indécision.
Tu es un bon humain ? Non. Un bon humain n’existe pas.
Iroël sourit à son tour. Alors l’opercule qui fermait la coquille se morcela pour de bon, dans des crissements de grès et de sable. Puis d’autres antennes en émergèrent timidement. C'était comme si la bête pouvait détecter leurs expressions, par un moyen que Cornélia ignorait. Blanche se tourna vers sa grande sœur. Elle avait toujours le tentacule en main ; la créature n'avait pas rompu le contact. Ue grande émotion se peignait sur les traits de la blondinette.
– Il n’a pas dû comprendre, souffla-t-elle. Il ne devait même pas savoir que c’étaient des déchets qui l’empêchaient de guérir. C’est terrible… Tu imagines souffrir autant sans que personne te dise pourquoi ?
La grosse tête du monstre émergea à son tour, dans les bruits rugueux de la coquille qui raclait le sol. Il resta un moment immobile, à deux mètres de haut, semblant les observer tous les trois. Peut-être distinguait-il au moins leurs silhouettes en clair-obscur ? Du regard, Iroël analysa les reliefs abîmés de la coquilles, hérissés de pointes, couverts de vase et de lichen. L'emprise de la bête lui avait tracé des sillons sur tout le torse ; sa peau commençait déjà à bleuir. Il se frotta les côtes en grimançant, comme s'il venait juste de se faire piquer par une ortie. Puis il dit :
– J’ai une idée. Je peux peut-être l’aider à reboucher les trous.
Cornélia, qui commençait à peine à reprendre ses esprits, leva les yeux au ciel. Puis les bras. Histoire de prendre à partie n'importe quel dieu qui le voulait bien.
– Non mais ça t'a pas suffi, ou quoi ? Je pensais que t'étais suicidaire, mais en fait, t'es juste bête ! Tu crois vraiment qu'il va te laisser accéder à la coquille ?
Il haussa les épaules. Cet imbécile avait encore le souffle court à cause de ce qu'il venait de vivre.
– Pourquoi pas ? On a fait le plus dur.
Il échangea un regard avec Blanche.
– Tu peux aller voler une armure de Bastet ? Au moins une partie. Elle doit avoir un endroit où elle les met. Un… Une…
– Une armurerie ?
L'illumination eut lieu sur le visage de Blanche. Ses yeux pétillèrent. Elle devait songer aux magnifiques vitraux fabriqués par Iroël.
– C’est comme si c’était fait !
Une inspiration plus tard, elle avait disparu. Cornélia surprit le regard d’Iroël, durci par la concentration.
– Tu veux utiliser ça ? Iroël, j'en reviens pas d'avoir à te le dire, puisque ce sont tes armures, mais tu comptes les recouper comment ? C'est pas comme si la moitié de la Strate les appelait « les armures incassables » !
Il sourit crânement et désigna son vieux sac à dos qui traînait par terre, à trois mètres. Arachné avait crisé quand elle avait compris que même avec son costume luxueux, il ne cesserait jamais d'amener cette vieille chose partout avec lui.
– Dans la petite poche, sur le côté.
Cornélia suivit les instructions en grommelant. Dans ce genre ce poches, n'importe qui conservait son portefeuille. Mais Iroël, ce fou, n'avait ni argent ni papiers d'identité. La jeune femme en tira une pince de bricolage qui avait l'air très ordinaire, ainsi qu'un étrange outil qui s'achevait par une lame dentelée et une petite roulette. Aucun des deux n'était très impressionnant. Elle se composa l'expression la plus dubitative possible.
– Vraiment ? Avec ça ?
Il sourit de nouveau.
– Tu verras.
Renonçant à comprendre, elle leva les yeux vers la coquille érodée de la créature. Une antenne curieuse s'approcha de son visage. Elle se força à rester immobile et la laissa tâter son nez et ses joues. C'était un contact peu visqueux et froid, mais surtout très doux.
– Je les ai fabriquées pour la guerre, il y a longtemps, dit Iroël derrière elle. Mais je peux changer ça. Je peux en faire quelque chose de bien.
Rien qu'à l'oreille, elle put deviner son expression satisfaite.
– C’est pour ça qu’on a des mains. Pour transformer des choses en d’autres choses. Et réparer nos erreurs.
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